Politique-fiction : Qui de l'Italie, la France ou l'Allemagne sortira le premier de l'euro ?
Introduction
L'euro est fascinant parce qu'il est le pionnier d'un véritable système monétaire mondial. Avec l’euro : même monnaie, même banque centrale et même zone monétaire pour 19 États aux cultures, identités et sociétés différentes. Érigé en véritable plaidoyer pour la prospérité économique, en facteur de paix entre les peuples, l'euro est une monnaie supranationale qui pose un cadre économique, monétaire et politique aux États-membres. Tant une monnaie comme instrument d'échange, qu'un système de gouvernance, l'euro unifie autant qu'il impose. Et si l’euro interroge autant, c'est parce que son système n’a été repris nul part ailleurs. Les États du monde entier ont tous conservé l'instrument monétaire dans leurs trousses à outils. Sauf l'Union européenne (UE), qui n'est pas un État.
Politiquement, le débat sur l'existence de la monnaie unique est totalement boudé. Agité par les partis souverainistes qui revendiquent l'instrument monétaire comme la garantie de l’indépendance nationale1, l’euro traverse des turbulences inédites qui met son fonctionnement à l'ordre du jour. Loin d'un « Frexit » qui n’est qu’un slogan politique masquant les conditions spéciales auxquelles le Royaume-Uni appartenait à l'UE, on se demande à quelles fins un État pourrait quitter l'euro. Pourtant, exercer le droit de retrait figurant à l’article 50 du traité sur l’Union européenne (TUE)2 ne doit pas se limiter au fantasme. Posons la problématique : qu'adviendrait-il si la France évoluait à nouveau dans sa monnaie nationale ? Dans quel but véritable faudrait-il rebâtir le Franc (₣) ?
On trouve des arguments pour les principales économies de l'UE. Que ce soit pour redonner à la puissance publique le financement direct par sa banque centrale, pour activer des leviers tels que le taux de change afin d'améliorer la balance commerciale, ou encore pour instaurer des politiques protectionnistes de transition écologique, ces raisons pointent les contresens économiques de l'euro. Se détacher d’une monnaie, qui peut pénaliser plus qu’elle avantage, ne concerne pas seulement la France. L'Allemagne et l'Italie pourraient également être tentées de repenser leurs économies en brisant l'euro, si ce n’est en le transformant intégralement. Alors, c'est du point de vue des trois principales économies de l'Eurozone qu'il faut oser traiter le sujet : l'Italie, la France et l'Allemagne.
Sommaire
- Les bons comptes font les bons amis
- Le cas italien : un capital industriel dans l'euro
- La France : sous-compétitive malgré son fort potentiel
- L’exemple allemand : la locomotive économique de l'UE
1. Les bons comptes font les bons amis
Plantons le décor : « sortir de l’euro » est une expression simpliste. En quittant la monnaie unique, on ne se débarrasse pas de ses voisins. Évidemment, le pays qui quitte l’euro sortira effectivement d’un référentiel de valeur que règle de facto l’euro : les échanges dans une même devise et la balance des paiements unifiée. Tout État de l'Eurozone qui repasse à une monnaie nationale devra bien reconfigurer ses échanges avec ses partenaires de la zone euro et surtout, immédiatement solder ses comptes. Car sortir de l'Union monétaire européenne (UME) implique que les États créanciers, notamment l'Allemagne et la France, exigent les remboursements de leurs créances à leurs débiteurs. Nul doute que ce ne sera pas une partie de plaisir.
Une des simplicité avec l'euro est de matérialiser les dettes et les crédits entre États qui transactent dans un même système. Or, rien ne garantit que des Etats, s’ils retrouvaient leurs monnaies nationales respectives, s’entenderaient mieux sur des questions concrètes financières, commerciales et économiques. C'est précisément ce qu'apporte l'euro comme le lieu de négociation obligatoire de la politique européenne, des échanges commerciaux et de la coopération économique. L'euro matérialise l'engagement des pays européens à résoudre leurs différends par la négociation, bien qu'il ait aussi exacerbé une concurrence industrielle et commerciale entre les pays, notamment car les disparités économiques nord/sud s’amplifient.
Mais alors, dans quelle monnaie un État débiteur qui retrouve sa monnaie nationale devra rembourser ses dettes ? Difficile de croire que l'Allemagne, plus gros créancier de l'Eurozone, accepte par exemple d'être payée en Lire (₤), monnaie italienne qui serait très peu échangée et surtout, fraîchement émise par un pays surendetté. C'est presque impossible. À l'image du Brexit, les questions monétaires entre États se traitent par d'âpres négociations politiques et leurs intérêts respectifs. Pourtant, si personne n'ignore la gravité des déséquilibres intrinsèques à la zone euro, à savoir que les pays à risque comme la Grèce, le Portugal et l'Espagne sont entraînés dans un excès d'emprunts financés par les exportations allemandes, quitter l’euro signifie rembourser les dettes à l’Allemagne et la France.
Aussi, on imagine que si l'euro est abandonné ou délaissé comme espace de négociation, nécessaire à l’ensemble des pays membres, chaque État européen deviendrait une proie facile à digérer par les grands empires que sont la Chine et les Etats-Unis et qui se disputent l'hégémonie mondiale. Une sortie brusque et non préparée de l’euro par un pays européen revient pour lui à faire allégeance à la zone dollar ou à la zone yuan, afin de faire face à la fuite des capitaux qu'impliquerait toute attaque économique contre le pays rebelle (notamment s'il est sur-endetté). Tous comptes faits, l'affaiblissement de la zone euro serait préjudiciable à l’ensemble des pays européens. Mais ce scénario serait-il forcément catastrophique respectivement pour l'Italie, la France ou l’Allemagne ?
2. Le cas italien : un capital industriel dans l'euro
Le cas italien est particulièrement intéressant. L'Italie est un pays industrialisé, deuxième industrie de l'UE (on l'oublie trop souvent), divisée entre sa partie alpine et son flan méditerranéen et troisième économie d'Europe. En fait, l'Italie est considérée comme un « pays du sud », bien qu'elle a su développer son tissu industriel pour devenir le deuxième exportateur de l'UE. Souvent attaquée sur sa dette, une Italie qui retrouve sa Lire (₤) déclenchera immédiatement la réévaluation de ses titres de dettes par les marchés (investisseurs et opérateurs financiers). Quittant l'euro, les titres de la dette italienne auront une décote exprimée dans une autre monnaie, notamment le dollar, dont la contrepartie financière sera attaquée par les spéculateurs. C'est le prix de sa liquidité.
Les liquidités émises par la Banca d'Italia coûteront plus cher lorsqu'il lui faudra financer la dette par les marchés et acquérir des devises étrangères. Avec des obligations d'État au taux actuel de 4.3% sur 10 ans, le taux d’emprunt sera revu à la hausse par réévaluation du risque de défaut. L'euro ne repose pas sur un État unique et n'existe que par le marché, ce qui confère actuellement à l'Italie une stabilité d'emprunt que ses voisins du nord lui offrent. Les capacités d'emprunt réelles de l’Italie ne dépendent donc pas seulement de la confiance des marchés en son économie, mais de la confiance dans l'Eurosystème en lui-même. Alors, même sous pression de Bruxelles, mais en excédent commercial et en capacité d'emprunter sur les marchés, le jeu en vaut-il la chandelle ?
Comme parade ultime pour contourner les marchés, l'Italie pourrait activer les bons ordinaires du trésor (BOT) qui sont des titres de dette garantis par l’État3. Ces reconnaissances de dette servirait à l'État italien de payer les entreprises auxquelles il doit 50 milliards. Surtout, ces BOT pourraient circuler comme une monnaie parallèle, les entreprises les utilisant en guise de monnaie de paiement. Astucieux, bien que le financement public par bons du trésor ait déjà été expérimenté auprès des particuliers en 2019. Les Italiens, traditionnellement méfiants de l'État central, n'ont acheté que 531 millions de titres de dette à un taux 1,45%. Se financer auprès des épargnants et entreprises reste pour l'instant un échec4.
Peu importe la manière, l’Italie devra assumer un autre coût : le crédit forcé de la Bundesbank à travers ses créances sur la BCE. C’est le compte TARGET-2 : les Italiens sont en découvert de 576 milliards d'euros, en majorité prêtés par l'Allemagne créditrice via le système européen des banques centrales5. En sortant de l'euro, l’Italie débitrice jouirait d'un chantage sur ses créanciers : ne jamais les rembourser, voire aller jusqu'à répudier sa dette. Cela qui équivaudrait à une perte sèche pour l'Allemagne donc pour les épargnants allemands. Une sorte de déclaration de guerre économique à ses voisins européens, poussant les créanciers allemands à saisir les actifs des entreprises italiennes à leur valeur estimée pour se rembourser...
3. La France : sous-compétitive malgré son fort potentiel
La situation française est à considérer au regard de sa désindustrialisation, la pire de l'UE en 20 ans. La sortie de l'euro est souvent justifiée pour remédier au déficit commercial persistant et à la baisse structurelle des exportations françaises. Toutefois, il faut rappeler une donnée essentielle : l'euro s'est déprécié de 25% par rapport au dollar en 20 ans, jusqu'à passer sous la valeur du dollar en juin 20226. L'euro n’est actuellement plus surévalué à l’international, ce qui en fait un moyen valide pour inverser notre balance commerciale à l'extérieur de la zone euro. Néanmoins, être exportateur net à l'intérieur de la zone euro reste presque impossible, puisque les ajustements monétaires sont de facto supprimée avec une monnaie unique.
L’euro a immensément distordu la compétitivité entre les pays de l’UEM, sans ne plus fournir aucun mécanisme de rééquilibrage. Sans l'outil monétaire de rééquilibrage du taux de change, il n'y a plus d’amortisseur pour décourager les importations, ni de stimulateur pour favoriser les exportations. C'est le point noir de l'euro pour la France : le déséquilibre structurel de la balance commerciale est aussi celui de sa balance des paiements. L'accumulation de déficits commerciaux7 provoque la croissance extravagante de la dette extérieure et de la dette intérieure. Alors, pour rendre les exportations françaises plus compétitives, l'instrument monétaire du taux de change est un levier de compétitivité qu'il faudrait retrouver.
Une dévaluation compétitive par rapport aux monnaies des partenaires commerciaux européens rendrait le franc (₣) fort intéressant et surtout, rendrait les produits français plus attractifs. L'Allemagne, qui représente le plus important marché de la France à l’export avec 16 % des exportations, verrait des produits français moins chers sur son marché intérieur. On pourrait politiquement négocier un rééquilibrage de la balance commerciale entre nos deux pays. En s'appliquant à produire davantage, on retrouverait aisément notre compétitivité à l’intérieur de la zone euro, cette dernière qui était la promesse initiale du marché unique. Et a fortiori, le taux de change rendrait crédible le remboursement des dettes de la France par ses excédents commerciaux.
Car la France dispose d'un avantage de taille pour son industrie : sa capacité énergétique nucléaire qui a longtemps conféré un coût de production des plus faibes en Europe. Seule puissance nucléaire de l’Europe sur le plan militaire et civil, tout le pari du Plan Messmer8 a brillamment réussi en assurant à la France (qui traversait en 1974 le premier choc pétrolier) une souveraineté énergétique électrique. Si l’Etat avait entretenu la filiale nucléaire d’EDF9, nous serions de loin le principal fournisseur d’électricité décarbonée de l'Europe. Oui, nous pourrions tout simplement inonder l’Europe de l’électricité nucléaire française. Et dans notre scénario, un tarif abordable s'appliquerait dans un franc moins cher que l'euro en réalisant une dévaluation compétitive. Un atout industriel indéniable que nous n'avons pas su maintenir à cause de l'euro ? Tout n’est pas de la faute de l’euro…
4. L’exemple allemand : la locomotive économique de l'UE
Le succès économique de l'Allemagne de ces vingt dernières en fait la grande gagnante de l'euro. Il faut noter que l’Allemagne a traditionnellement une économie productive basée sur une industrie de haute technicité (voitures, machines-outils, robots et équipements). N’ayant pas eu d’empire colonial et donc de marchés captifs sur lesquels vendre ses produits, l’Allemagne a dû développer un véritable modèle pour son commerce extérieur. Surtout, l'euro a permis aux entreprises allemandes d'exporter de manière très compétitive. En misant principalement sur la qualité de ses produits, l'Allemagne a su diversifier ses exportations et miser sur les pays émergents en forte croissance, notamment la Chine qui est son premier partenaire commercial.
Premier exportateur commercial de l'UE, on estime que les produits allemands bénéficient d’une sous-évaluation de 25 % à 40% (taux de change effectif réel)10, ce qui accentue l’excédent commercial allemand au détriment des autres pays de la zone euro. L'Allemagne profite de la monnaie unique pour supprimer ses coûts de transaction en zone euro à l'intérieur de l'UE, et pour vendre ses produits moins chers à l’extérieur de la zone euro grâce à un taux de change très favorable. Il est clair que si l'euro n'avait pas existé, le mark allemand (ℳ) se serait fortement apprécié par rapport aux autres monnaies européennes, pénalisant ainsi lourdement les exportations allemandes pour commercer avec ses voisins, lesquels auraient exigé qu'elle achètent davantage de leurs produits.
Sans aucun doute, l'euro a permis aux Allemands de gagner des parts de marché à l'exportation sur les pays du sud, qui ne peuvent plus rendre chers les produits allemands puisque le taux de change a disparu. L'appareil industriel allemand repose sur son hinterland11, un bloc économique alimenté par une politique de dévaluation salariale, l'euro très avantageux et l'accès au gaz russe à des coûts faibles car bien négocié par des contrats à terme. Mais pour une industrie de grande taille, il faut une énergie bon marché. Avec l'explosion des prix de l'électricité et du gaz, suite aux sanctions contre la Russie et au sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2, le modèle économique allemand a volé en éclats12. L'Allemagne ne devrait pas éviter une récession historique en 202313.
Obstinée dans ses mauvais choix stratégiques sur l'énergie électro-nucléaire depuis 1999, la locomotive économique de l'UE est piégée entre la Russie et les États-Unis. Elle a enregistré dès mai 2022 son premier déficit du commerce extérieur depuis la réunification en 199114. Alors que l'inflation record à plus de 10% persiste, qu’elle est prise au milieu d'une crise énergétique durable, l'Allemagne pourrait être le pays de la zone euro susceptible de claquer la porte. On connaît l’Allemagne pragmatique qui utilise l’UE pour ses intérêts exclusifs. Et on imagine très bien une Allemagne qui ne voudra pas sauver l'UEM à tout prix. Dis plus simplement, l'Allemagne pourrait reprendre ses sous pour ne plus financer ses voisins européens. Une Allemagne qui refuse de se sacrifier sur l'autel de l’UE ? Probable.
Sources :
¹ Radio France - Le Frexit du Front national: un retour à la souveraineté monétaire? ↩
² Vie Publique - Qu'est-ce qu'un retrait volontaire de l'Union européenne (article 50 TUE) ? ↩
³ Radio France - Le miniBOT, une arme de négociation massive ↩
⁴ Le Figaro - Italie: peu de succès des nouveaux bons du Trésor↩
⁵ Élucid Méda - TARGET2 : la hausse continue des soldes menace la zone euro de dislocation↩
⁶ Le Monde - Vingt-trois ans après sa naissance, l’euro peine toujours à rivaliser avec le dollar ↩
⁷ Les Échos - La France essuie le pire déficit commercial de son histoire en 2022 ↩
⁸ INA - 1974 : Pierre Messmer lance le premier grand plan nucléaire civil français ↩
⁹ INA - EDF : L'énergie de France ↩
¹⁰ Eurostat - Taux de change effectif réel – index, 42 partenaires commerciaux ↩
¹¹ L'Usine Nouvelle - Les clés du succès de l'Hinterland productif allemand ↩
¹² LVSL - L’Allemagne, grande perdante du conflit ukrainien ↩
¹³ Euraktiv - La Banque fédérale d’Allemagne prévoit une récession ↩