L'innovation citoyenne qui ressort du Covid-19

Un citoyen-producteur peut-il initier un service qui encourage d'autres contributeurs à le rejoindre et à l'améliorer ? Si rendus librement accessibles, les réseaux ouverts alimentent un nouvel engagement civique.

Nous allons voir comment les infrastructures publiques facilitent la libre circulation des savoirs et des productions, mais surtout offrent une alternative crédible pour repenser les liens entre institutions et citoyens.

Un axe de renouveau démocratique

Le niveau de défiance envers la sphère politique a atteint son paroxysme. Perçues comme inaptes à garantir l'intérêt général en temps de crise, les institutions sont redoutées comme des autorités de contrôle, plutôt que comme des organes de protection. Afin de déjouer le processus politique traditionnel, considéré comme défaillant pour transposer la voix des citoyens en mesures effectives, une nouvelle vague de renouveau citoyen émerge : des acteurs s’auto-organisent en collectifs de producteurs. Leur philosophie est celle du savoir-faire collaboratif. Ces entrepreneurs du changement social développent aujourd'hui leurs propres modes d'échanges et de coopérations.

Depuis une dizaine d’années, tous les mouvements sociaux et politiques se servent d’Internet pour se coordonner, organiser les débats et se structurer en force politique. Certains acteurs technologiques se targuent d'être les meneurs d'une forme d'émancipation citoyenne. Si l’innovation numérique est bien facteur de bouleversements, on ne compte plus le nombre de projets promettant d’optimiser le processus démocratique de type civic tech : pétitions à destination d’élus, campagnes de mobilisation en ligne, lobbyisme pro-société civile... Ces expérimentations à visée citoyenne prétendent rendre efficiente la démocratie participative.

Or, si créer de nouvelles formes d’implications auprès des pouvoirs publics est louable, l'ordre réglementaire vertical de l'Etat les annihile encore trop. Réduites à des mobilisations virtuelles, les revendications sont détournées en récoltes d’avis et consultations en ligne qui ne se transformeront pas en action politique. Faciliter l’engagement par des artifices numériques est en fait le moyen pour certains gouvernants de rendre politiquement inoffensives les dynamiques citoyennes. Les tentatives 2.0 de disruption du politique conçoivent naïvement la redistribution du pouvoir et restent instrumentalisées comme simulacre de démocratie.

Au-delà des techno-gadgets informationnels ou des pseudo-conventions citoyennes, une autre histoire est en train de s’écrire dans laquelle les individus développent leurs propres moyens de production pour créer éthique, agir civique et consommer responsable. S’émanciper à produire : voilà le véritable moteur de l’engagement citoyen, dessinant une stratégie alternative à l'engagement politique classique. Par le faire soi-même, chacun se reconnaît dans un mouvement collectif et actionne ses idéaux politiques en innovant. Au lieu d'une conception déterministe de la technologie, la production s'inscrit ici à des fins sociales et écologiques.

C'est la grande innovation citoyenne qui surgit de la crise du Covid-19. Des citoyens-fabricants ont transformé leurs domiciles en micro-fabriques pour produire des visières, des masques et des surblouses en série1. Des ateliers collaboratifs de type fablab ont été des lieux de fabrication des pousse-seringues avec des imprimantes 3D2. Des sociétés innovantes ont coopéré avec des hôpitaux afin d'y développer des dérivateurs pour respirateurs artificiels répondant aux besoins précis des médecins3. Si l'association de producteurs parvient à coordonner les efforts de plus de 10 000 créateurs indépendants, c'est la preuve d’une coopération qui lève les barrières classiques du politique.

Le choix politique de l'infrastructure ouverte

Cette action en réseau démontre une formidable coopération de lutte contre la pandémie. À son fondement, on note la production et la diffusion libre des ressources : toute production est une ressource partagée qui profite à tout un chacun. Une contribution est in fine libre de droit et laissée ouverte au moindre apport qui pourrait l’enrichir et qui dynamise l’intérêt collectif. L'imbrication d'écosystèmes de production déploie des forces productives à grande échelle. La véritable relève citoyenne est cette capacité de production distribuée, que l'on surnomme parfois la foule-traitance (ou aussi externalisation ouverte).

C'est un modèle d'innovation extrêmement inspirant, bien que la norme reste celle des services privés qui sont aux antipodes de la mécanique participative. Les réseaux privatifs enferment dans un coffre-fort tous les échanges et toutes les données de leurs clients, rendant impossible l'accès de l'extérieur pour y contribuer librement. Or, rapetisser le citoyen en simple consommateur-utilisateur passif exacerbe les inégalités entre groupes sociaux. Pour prendre une illustration, le milieu de la mobilité urbaine est particulièrement révélateur de comment des technologies fermées sont totalement déconnectées des enjeux politiques.

Le mauvais exemple est frappant : ce sont actuellement 12 services de trottinettes en « flotte-libre » sans borne d’attache qui occupent l'espace public à Paris. Privatiser les ressources en transport de la ville interfère dans les déplacements des citoyens non-désireux de consommer ces services ou dans l’incapacité de les utiliser. Seniors, handicapés, femmes enceintes ou simples passants voient leurs mobilités chamboulées face au désordre provoqué par ces entreprises soucieuses d'offrir des « expériences personnalisées » à leurs clients. Ces engins de déplacement personnels (EDP) consument les ressources publiques sans les respecter pour ce qu'elles forment : un bien public.

Un autre exemple est celui du Vélib'. La ville de Paris a changé d'opérateur privé, mettant techniquement à l'arrêt toutes les bornes d'attache des vélos pendant plusieurs années. Pourtant, il y avait une autre possibilité pour les 1.200 stations Vélib’ qui ont été remplacées. On aurait pu reprogrammer leurs capacités d'utilisation sur des modèles ouverts afin d'être réutilisées par d'autres acteurs comme une infrastructure publique. La municipalité, en plus de négliger son propre rôle d'opérateur économique, se prive d'apports supplémentaires puisque les moyens engagés à accompagner ces plateformes privées, n’est pas dédié à l'égalité d'accès au transport.

Au lieu d'enfermer les ressources publiques dans des domaines privés, l'ouverture à la production rend propice une innovation diffusée à l'ensemble des citoyens. Dans la logique de l'usager-producteur, la qualité d’un réseau se développe par la manière dont voyagent les idées pour faciliter les interactions entre coopérateurs d’un même espace de confiance. Rendre publiques ces ressources garantit la « force distribuée » des acteurs économiques à faire circuler les savoir-faire, les outils et les innovations. Mais surtout, cela réunit des publics séparés au sein d'une gouvernance plus citoyenne et plus à même d'atteindre des objectifs politiques, sociaux et environnementaux.

La pratique par une gouvernance partagée

Une application mobile a été présentée par le Ministère de la Santé comme une arme afin de stopper la pandémie. Or, une solution numérique devant écraser la courbe des contaminations peut détourner des besoins réels : l’Etat seul peine à résoudre les problèmes d’une telle ampleur. Laissée au marché, une application de traçage développée par une entreprise privée présente des risques de capture des données et de fichage. Décidé d’en haut, un service public numérique qui piste les contacts peut difficilement balayer l'argument de la surveillance de masse même en crise sanitaire. Un mois après son lancement, l’application StopCovid n'a alerté que de 14 contacts potentiels4.

Au fond, l’idée d’un passeport immunitaire pour chaque français doit amener à une reconfiguration des rapports entre acteurs civiques et l'action publique. Le défi est de maintenir la confiance de la population afin qu'elle bénéficie activement des soins et relaie des informations sur la propagation du virus. Sur la base de garde-fous politiques, un collège d'experts indépendants aurait pu se porter garants des libertés publiques. Ce déblocage peut venir d'acteurs parapublics ou de nouvelles formes d'organisation comme les communs qui évolueraient dans un cadre partenarial avec l'État de type « public-communs »5.

Dans cet exemple, la vraie innovation politique sous-jacente est celle d'une agence citoyenne pour la protection des données. Sur le modèle de la fiducie de données6, une banque coopérative de données peut devenir un processus structurant à l'échelle nationale. Sur des enjeux de privacité, de souveraineté numérique et de transparence des politiques publiques, la co-résponsabilité peut établir une nouvelle relation entre l'État et les citoyens. Pour produire un effet de masse, il fallait au départ poser les bases d’une coopération ouvertes aux expérimentations civiques, même si cela implique une intervention a minima de l’État.

S'il souhaite co-développer des innovations avec les citoyens, l'État devrait se coaliser avec des acteurs dans un même espace de confiance. Associations, élus, citoyens, chercheurs, communs, associations et acteurs privés peuvent très bien mutualiser l'exploitation des ressources et se répartir des capacités productives7. Pour finir sur les problèmes de masques, il suffirait que l’Etat autorise l’homologation par les hôpitaux publics des visières produites par les fablabs pour répondre aux pénuries. Jouant la transparence quant à ses manquements, l'État agirait ainsi comme un véritable partenaire de confiance qui favoriserait une coopération éthique à grande échelle.

Sources :

¹ Makery - Usine partagée en Normandie

² France 3 Bretagne - Covid-19 : la fabrication de matériel médical et de protection s'organise

³ Assistance Publique-Hôpitaux de Paris - 3D COVID

Le Monde - Après trois semaines, l’application StopCovid n’a averti que 14 personnes

Horizons Publics - L’innovation publique « transforme » l’administration, mais sans remettre en cause les problématiques de fond

Ville de Montréal - Politique de données ouvertes

CNRS Le Journal - Les données des réseaux sociaux mobilisées contre le Covid-19

Published 3 années plus tôt