L'Europe industrielle, vraiment ?
L’Union européenne peut sortir de la naïveté en brisant le dogme de la libre circulation des capitaux, des marchandises et des personnes. Coincée entre les géants américains et chinois, la zone économique européenne court le risque d’un déclassement productif, qui la rendrait toujours plus dépendante aux ressources énergétiques et technologies étrangères. La Commission doit avant tout arrêter sa politique de concurrence tous azimuts, qui en refusant la constitution de monopoles européens, entrave les coopérations nationales proprices aux géants industriels.
Chantre de la concurrence libre et non faussée, Bruxelles appelle désormais à subventionner certains secteurs stratégiques, reconnaissant enfin que les grandes puissances économiques du monde sont surtout les championnes du protectionnisme. Si la Commission commence à « autoriser les États » de sortir le carnet de chèques, les autres puissances le font depuis longtemps. Il aura fallu une crise sanitaire d’ampleur mondiale ainsi qu’une nouvelle invasion de l’Ukraine, pour que la stratégie industrielle bénéficie d’un retour en grâce. Espérons qu'elle s'accompagne d'audace...
Champions nationaux ou marché européen
Lors de la ratification du Traité de Rome en 1957, les grandes entreprises en Europe sont nationales. Les marchés nationaux sont alors perçus comme des fragments du marché commun européen, freinant la production standardisée à plus grande échelle. L'industrie informatique des années 1970 en est l'illustration : les multiples projets similaires dans différents pays se sont révélés inefficaces et coûteux, sans aboutir à un concurrent capable de rivaliser avec les firmes américaines. Pour bâtir des entreprises de plus grande taille, les stratégies exclusivement nationales vont se réorganiser pour développer le marché unique. L'élan européen ira défaire les outils de soutien aux champions nationaux : suppression des barrières tarifaires, suspension des aides nationales et transparence accrue dans les processus d'attribution des marchés publics.
À y regarder de plus près, les réussites européennes sont le fruit des coopérations nationales. L’histoire d’Airbus1 est emblématique de l’émergence d’un géant industriel mondial. Dès les années 1960, industriels et pays européens comprennent la nécessité de coopérer pour contrer le géant américain Boeing2. La règle de base sera la spécialisation : chaque industrie nationale se concentre sur son domaine d’excellence : le cockpit, les commandes de vol, l’assemblage final pour la France ; le fuselage courant et la cabine pour l’Allemagne, la voilure pour l’Angleterre. Surtout, en raison de son savoir-faire, c’est la France qui conduira la maîtrise industrielle sur le site de Blagnac. Oui, même dans une coopération européenne, il faut attribuer un rôle de meneur à un seul pays, afin qu'il coordonne la réalisation industrielle en intégrant les spécialités nationales.
Alors, on ne cesse de vouloir répliquer le modèle Airbus dans d’autres secteurs : batteries électriques, naval, aéronautique, ferroviaire, hydrogène, traitement des déchets… Le secteur le plus symptomatique est, là aussi, l'informatique. Le seul géant européen est avant tout un champion national de l'hébergement des données : le français OVH Cloud. Pour un peu que les pouvoirs publics accordent leurs violons sur un protectionnisme intelligent, nous pourrions rivaliser avec les géants du numérique chinois et américains, avec une infrastructure de données souveraine. Malheureusement, aucune règle européenne ne nous permet de garantir une indépendance industrielle sur notre continent. Pour ce faire, l'Union européenne devra revoir le premier de ses dogmes : la concurrence libre et non faussée, qui bloque toute initiative nationale de coopération industrielle européenne.
Aujourd'hui, force est de constater que la politique de marché de Bruxelles n'a pas su mettre sur pied des compétiteurs européens égalant les mastodontes américains et chinois. Si la politique européenne a désactivé le soutien aux champions nationaux, l’UE a manqué les virages de l'économie des plateformes, la production de panneaux solaires, la batterie des voitures électriques, l'informatique en nuage, l'infrastructure de télécommunication 5G, le nucléaire de 4e génération, l'intelligence artificielle… Les commandes d’État sont primordiales pour s’assurer que les champions nationaux restent européens. Surtout pour protéger les fleurons industriels, à la fois groupes industriels de haute technicité et acteurs stratégiques de défense des intérêts fondamentaux d'une nation. La volonté d'un marché unique a pu saboter certaines stratégies nationales, qui conséquemment vont amoindrir l’industrie européenne.
Fonder un protectionnisme intelligent
Il est insensé que certains choix économiques visant l'autonomie des entreprises nationales, se voient opposés par la Commission européenne. L’Union européenne peut servir de parapluie aux décideurs nationaux qui veulent couvrir leur incompétence politique. Mais avouons aussi que l’UE ne sert pas uniquement à se défausser, elle pêche elle-même par idéologie du libre-échange, n'agissant que tièdement pour la défense du marché européen. Parfois, elle aura malmené leurs intérêts nationaux jusque dans les traités européens, bloquant toute initiative de stratégie économique. Les prises de position de Bruxelles pèsent lourd tant les enjeux de la renaissance industrielle sont clefs. Il nous faut privilégier les partenariats bilatéraux avec d’autres Etats-membres comme l’Allemagne et l’Italie afin d’avancer sur des infrastructures à l’image d'Areva, du TGV, du Concorde, d’Ariane…
Regardons les règles du marché chinois. Toute entreprise étrangère qui souhaite ouvrir une usine doit créer une co-entreprise avec un acteur national. Par exemple, Peugeot a dû s'allier à Dongfeng, permettant à ce dernier de bénéficier du patrimoine technique centenaire de l’entreprise française. Pareil pour le nucléaire, EDF a dû vendre des centrales nucléaires à la Chine et apprendre à son partenaire chinois CGNPC comment les fabriquer. Du côté du rail, Alstom ne gagne plus d’appels d'offres après avoir participé à la construction du réseau ferré chinois, car le chinois CNRRC est devenu numéro 1 mondial dans la construction de trains, métros et trams en plus de s’être taillé un monopole dans son pays. La Chine sait ouvrir aux étrangers les secteurs lorsqu’elle en a besoin, mais surtout les referme une fois qu’elle en a vampirisé les savoirs-faires et brevets : les transferts technologiques sont la mise pour toute société s’implante en Chine.
Outre-Atlantique, la musique protectionniste est la même. La superpuissance économique américaine ne se prive pas de restreindre l'accès à son marché domestique, en utilisant régulièrement les barrières douanières et les sanctions commerciales. Par exemple, le gouvernement américain n'hésite pas à bloquer certains acteurs chinois comme Huawei ou TikTok de son territoire. Et ce n'est pas seulement l'œuvre de Trump qui faisait de la guerre commerciale contre la Chine le symbole de son "Amérique d'abord”. Washington s'appuie depuis plus d'un siècle sur le Buy American Act4 qui octroie aux entreprises nationales une part importante de commande publique. Tesla, Amazon, Google, tous ces fleurons technologiques ont pu réussir en bénéficiant prioritairement des marchés publics, de la recherche universitaire et du financement directe d'agences gouvernementales en charge de piloter les secteurs stratégiques étasuniens.
État stratège, État-interventionniste, État-protectionniste… Des qualificatifs qui sonnent faux pour l’Union européenne de 2022. L’autonomie économique nationale va à l’encontre de la construction européenne fédérale. La Commission européenne refuse de voir la marche du monde : une somme de rapports de force où le protectionnisme est en fait la norme. À l’échelle européenne, au-delà des plans d’investissement dans des secteurs stratégiques, il faut systématiquement accompagner ces plans de volonté politique dure. En clair, sur l'exemple d'une industrie de batteries européenne, ne pas hésiter à bloquer commercialement les batteries chinoises au cobalt et au nickel, dont la production dépend à 90% de la Chine, si on veut développer nos batteries LFP (Lithium Fer Phosphate) européennes5. À cela doit être associée une taxe carbone aux frontières, sorte de barrière commerciale « verte », beaucoup plus contraignante.
Vers un sursaut industriel de Bruxelles ?
Le retour au réel pour que Bruxelles cesse d'être l'idiote utile de la mondialisation, est d'admettre que la mondialisation régresse et que les traités sur le marché intérieur tels que l'Acte unique européen de 1986 ou le Traité de Maastricht sur les Communautés intérieures de 1992 sont devenus inadéquats. Comment l'Union européenne peut-elle continuer d'engager une relation de confiance avec les États-membres, tandis que le PIB par habitant en Europe n’a cessé de se creuser vis-à-vis des États-Unis et de la Chine ? La réalité empirique de notre continent est celle d’un déclin économique, accompagné d'une casse sociale et d'une défiance politique. Plus qu'un symbole, l'industrie est la première touchée par la hausse des prix de l'énergie et des transports, la dépréciation de l'euro et la guerre en Ukraine. Prenons trois exemples forts pour expliquer en quoi les dernières politiques industrielles de Bruxelles, seront peu efficace et surtout chimérique.
Tout d’abord, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF)6 applicable en 2023 est une des pièces maîtresses du Pacte Vert pour l’Europe. Le MACF vise à rééquilibrer les échanges commerciaux avec la Chine et les États-Unis en taxant les importations de cinq secteurs : acier, aluminium, ciment, engrais, électricité selon le bilan environnemental de leur production. Il vise aussi à éviter les délocalisations des industries dans des pays ou les normes environnementales sont les plus faibles. Mais la faille est que cette taxe carbone ne s’applique que sur les intrants et non mes produits semi-finis ou finis qui les contiennent7. En conséquence, l'industrie française doit faire face à la concurrence de produits importés qui ne seront pas inclus dans le mécanisme, en plus d'obéir à des normes environnementales drastiques pour produire et qui la pénalisent à l'export. Des industries nationales contraintes avec avantage aux producteurs non-européen...
Ensuite, la Législation sur les services numériques8 est le bis repetita du Règlement général sur la protection des données (RGPD). Il vise un cadre de compétition « juste » dans le domaine du numérique, avec pour priorité de protéger le consommateur. Mais quid d’une véritable politique commerciale couplée à une politique industrielle ? La construction industrielle d'un géant européen est tout bonnement absente du futur réglèment. Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) refont le coup : ils ont rendu le projet européen anecdotique sur l'indépendance industrielle. Or il serait impensable pour les États-Unis de céder des pans technologiques stratégiques en acceptant que les données des américains soit stockées hors de leur territoire. De même pour la Chine, qui grâce à ses géants du numérique les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) mène une guerre commerciale habile pour sa puissance technologique.
Enfin, le meilleur exemple est certainement celui du prix de l'électricité. On peut dire que l'ouverture du marché de l'énergie à la concurrence a fait exploser nos factures d'électricité. En effet, le marché européen aligne les prix de tous les pays membres sur un prix de gros commun, indépendamment des coûts nationaux de production. Alors que la France produit une électricité à bas coût, la moins chère d'Europe grâce à son parc nucléaire, Électricité de France (EDF) doit la vendre à l'export sur le marché européen. Mais en période de pic de consommation en France, EDF doit forcément en importer d'autres pays européens sur le marché au comptant, sans pouvoir vendre directement la sienne. Les ménages et entreprises français doivent donc payer une électricité étrangère, souvent produite au gaz et au charbon, sans qu'EDF ne puisse vendre sa production bas-carbone à bon prix directement aux distributeurs français. En attendant, les régulateurs européens s'opposent à toute réforme du marché9.
L'industrie est avant tout l'outil au service de l'autonomie d'un Etat, et ceci est d'autant plus vrai dans la période où les relations entre les Etats et l'Union européenne se tendent. Le marché européen reste une intégration d’économies nationales, constitutives du moteur européen. La France et l'Italie ont défendu une Europe plus protectionniste, avec un interventionnisme étatique pour protéger les fleurons industriels nationaux. Privilégier une base industrielle solide, des équilibres commerciaux entre les pays et l'indépendance technologique nationale, c'est aussi la force de l'Europe.
Sources :
¹ INA - Dossier : historique Airbus ↩
² Les Echos - La naissance d'Airbus, les « Ailes de l'Europe » ↩
³ L'Usine Nouvelle - Cinquante ans après sa création, le modèle de coopération européenne d'Airbus fait toujours école ↩
⁴ Wikipedia - Buy American Act « Loi achetez américain » ↩
⁵ Nicolas Meilhan pour France Stratégies - Comment faire enfin baisser les émissions de CO2 des voitures↩
⁶ Conseil de l'Union européenne - Accord au Conseil sur le Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) ↩
⁷ Anaïs Voy-Gillis pour XERFI Canal - Taxe carbone aux frontières : quel impact pour notre industrie ? (vidéo) ↩
⁸ Commission européenne - Législation sur les services numériques : garantir un environnement en ligne sûr et responsable ↩
⁹ La Tribune - Marché européen de l'électricité : les régulateurs s'opposent à la réforme promise par la France ↩