L’État acteur-coordinateur des communs

Introduction

J’avais déjà relayé en 2020 la formidable innovation politique citoyenne mise en œuvre pendant le Covid-19. L’État a beaucoup à gagner à s'inspirer et à s’appuyer sur les organisations qui participent activement à la philosophie du faire et qui bouleversent les frontières classiques de l'engagement politique. Trois ans plus tard, la puissance publique s’investit plus que jamais dans la co-construction d’outils libres et collaboratifs, et même le co-développement de services publics.

Pour y parvenir, l'État prend sa part dans l'élaboration des « communs ». Les communs sont un sujet plus facile à comprendre qu’on ne le croit, mais plus difficile à organiser comme projet économiquement viable. Quand on évoque les communs, on parle d’entités organisationnelles qui ont pour fonction de gouverner des ressources partagées. Un commun s'auto-organise par sa communauté, au sein de laquelle ses contributeurs produisent, diffusent et gèrent des connaissances et des productions ensemble.

Qu’est-ce qui différencie les communs d’une entreprise, d’une coopérative, d’une association ou d’une institution ? La grande différence est qu’un commun s'organise en système génératif et non extractif, c’est-à-dire qui ne détruit pas les ressources qu’il exploite, mais au contraire qui fait de leur préservation et de leur développement la finalité de leur activité. Pour ce faire, la communauté se donne des règles de fonctionnement et distribue des droits et obligations sur l'utilisation des ressources.

La dynamique que nous allons explorer, et elle est plus que la bienvenue, est la coopération des institutions publiques avec les communs. Les communs ont un potentiel politique transformateur en traitant au cœur des territoires des problématiques sociales, écologiques et économiques. L’enjeu de leur reconnaissance par l’État implique de nouvelles modalités d’action et d’innovation dans des secteurs clés tels que l’agriculture, l’énergie, le numérique et l’industrie.

Sommaire
  1. L’État devient partenaire des communs
  2. Le défi du développement économique des communs
  3. L'urgence de créer une infrastructure commune

1. L’État devient partenaire des communs

Les acteurs publics veulent participer à de nouvelles formes organisationnelles ayant une finalité sociale, écologique et politique provenant de la base et en phase avec les besoins des territoires. Ce qui est fondamental, c’est non seulement que l’État sache reconnaître la pertinence des initiatives portée par la société civile pour mener la gestion de tel ou tel système de ressources. Mais surtout, qu'il s’engage pleinement en offrant un cadre opérationnel pour des missions publiques dont la responsabilité sera partagée avec les communautés de communs.

L’agence publique à la pointe sur le sujet des communs est l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise énergétique) qui référence et finance les communautés de communs œuvrant pour la transition écologique. Lançant le premier appel à communs répertoriant 256 communs à ce jour, l’ADEME cherche à développer l’outillage public en accompagnant les communs et en les faisant coopérer ensemble. Le but est de relier les communs à l’État pour penser, transformer et régénérer le secteur public en 4 points :

  1. Concevoir des innovations collaboratives
  2. Élaborer des modèles juridiques ouverts
  3. Développer des usages éco-responsables
  4. Déléguer le maintien de services publics

Il est intéressant de citer d’autres exemples d’acteurs publics qui s’investissent pleinement avec les communs :

L'Etat a un pouvoir fédérateur auprès des communs et créer des alliances va effectivement favoriser la préservation des communs. Mais il faut résoudre le problème objectif qu’on ne cesse de constater : l’essentiel des moyens financiers aux communs vient des acteurs publics et des structures étatiques. De nombreuses communautés sont dans l’incapacité de mobiliser les ressources suffisantes nécessaires à la pérennisation économique des communs. Leurs financements restent notoirement insuffisants pour aller jusqu'au bout de leurs objectifs de promotion et de préservation des communs.

2. Le défi du développement économique des communs

Le saut qualitatif pour l'État est de coopérer avec les communs comme des acteurs à part entière qui ont un modèle économique viable. Les communs restent encore trop souvent des petits projets locaux et sectoriels, ce pourquoi il est difficile de développer une économie des communs sans coopération avec l’État. Si la puissance publique fait déjà un pas un avant « de penser avec les communs et non de penser les communs »1, le défi de leur développement économique est là. Alors, il faut pouvoir sortir de l'idée que les communs se situent nécessairement entre l'État et le tout-marché.

Une solution est d'appréhender et d'organiser le commun comme un mode de production en tant que tel2. Toutes ces organisations ouvertes, comme par exemple l’Extrême Défi de la Fabrique des Mobilités qui développe de nouveaux engins de déplacement écologiques, déploient une force productive où les contributeurs conçoivent des prototypes, mettent en partage des connaissances, perfectionnent leurs services, pilotent une même infrastructure et mutualisent leurs coûts. Vu de cette manière, il est évident qu’un commun est continuellement en production, que son activité se développe par ses producteurs.

Pour que les communs se gouvernent efficacement sur le plan économique, il manque véritablement un dispositif de mise en valeur des contributeurs. Le besoin est de répertorier toutes les contributions, de tracer en transparence le développement des ressources, leur valorisation à mesure des apports, avec pour potentiel de constituer un véritable capital productif commun. Alors, tout contributeur doit pouvoir objectiver les ressources des communs, matérialiser les droits qui lui incombent sur les ressources et penser en termes de prise de participation. Pour ce faire, le dispositif devra :

  • Identifier les contributions de véritables acteurs par leur travail, leur investissement et la consommation des ressources
  • Descendre à un niveau de granularité pour que chaque contributeur visualise sa contribution, son droit et sa responsabilité sur la ressource
  • Instituer un système de participation sur un capital commun, un capital ouvert qui se valorise et se régénère en euros

Avec un tel dispositif, on pourrait financer davantage les communs sans se limiter aux subventions. Les instruments dont disposent une banque publique ou privée sont multiples : avances remboursables, capital-développement, prises de participation, lignes de crédit bancaire, garanties bancaires… En créant le bon véhicule juridique, chaque commun pourra gérer ses opérations de financement, comme s'il était son propre fonds d'investissement ou sa société de portefeuille, capable d'organiser ses opérations de crédit et de rétribuer ses contributeurs. Plus que jamais, il faut les outils comptables et financiers spécifiques au développement des communs.

Enfin, on peut concevoir un système de revenus pour les contributeurs. Verser un revenu d’activité est possible puisque chaque producteur a ajouté de la valeur à un commun par son travail personnel qui est reconnu par la communauté : heure de travail, productions réalisées, ressources utilisées, apports ajoutés… Alors, un commun financé et autonome est un commun dans lequel on est capable de calculer la participation des contributeurs à valeur de ce qu'ils ont investi (en nature, en industrie ou en numéraire) pour maintenir ou réparer le capital du commun. On peut donc imaginer un revenu indexé sur la production réelle du commun.

3. L'urgence de créer une infrastructure commune

Qui dit pérennisation des communs dit infrastructure publique. C’est à ce niveau que l’intervention de l’Etat est vitale. Cette infrastructure doit permettre d’attribuer à des biens ou des ressources un caractère collectif hors d’un produit marchand. Mais aussi, de faciliter l’organisation des ressources développées par plusieurs communs simultanément, sur un véritable mode de coopération inter-communs. Une infrastructure commune qui est financée, maintenue et améliorée prendrait la forme d’un registre partagé, alimentée par des circuits de financements et des modèles d’investissements spécifiques.

Dans cette infrastructure et l'État s'y engage déjà, il y aurait un socle commun d’installations, d'équipements et de logiciels avec sa propre gouvernance. Si on prend MobiCoop, les bénéficiaires du service (la plateforme développée à partir d'un logiciel libre) participent à des délibérations internes sur son fonctionnement. Il y a donc une pratique du commun par la gouvernance des ressources, c'est-à-dire des « initiatives générées par des communautés citoyennes (locales ou non), se donnant leurs propres règles de fonctionnement, pour répondre à des besoins bien identifiés »3.

Grâce à cette infrastructure de gestion des ressources partagées et non privatisables, leur utilisation partagée deviendrait visible pour tous les acteurs de l'écosystème de production. Les possibilités de traçabilité et d'échange sont les suivantes :

  • Accéder librement à la comptabilité et ajuster ses actions productives par rapport à l’écosystème
  • Avoir une vision claire des limites en matières de ressources et d’énergie disponibles et donc s’y adapter

Sur les modèles économiques, il existe déjà plusieurs solutions :

  • Versement d’un droit (ou taxe) par un acteur privé : tout entreprise ou acteur privé qui exploite la ressource d’un commun doit le rétribuer par un apport en numéraire qui nourrit le commun
  • Licence de réciprocité : elle pose une équilibre des contributions entre deux types d’acteurs afin de compenser les gains et les pertes du commun dans la gestion de ses ressources
  • Commercialiser des services avec transparence des prix : on peut savoir exactement ce qui fait le prix, ce qui est l'anticipation du prix si chacun tient ses engagements pour minimiser le coût commun

Sur le plan de l’innovation juridique, il faut davatange organiser :

  • Le partenariat public-commun : il permet de reconnaître pleinement aux acteurs de la société civile une capacité de gestion de services, un peu comme une délégation de service public
  • La gouvernance partagée : si on veut communifier les ressources, il faut par la pratique entre partie prenantes enrichir les ressources et en somme venir les compenser et les rééquilibrer

Conclusion

Il est impossible de construire une économie prospère sans prendre en compte la limitation des ressources, et donc sans mettre en pratique ces limites réelles. Les communs pour organiser la production, c'est se conformer aux enjeux de la transition écologique. Et c'est lié aux fonctions essentielles de l’État : garantir l’intérêt général et la chose publique. Les communs vont avec l’Etat puisqu’il faut délibérer et choisir ce qui est utile à la collectivité. Plus que jamais, le développement des communs doit se faire dans un cadre institutionnel qui leur laisse une autonomie. Les capacités productives (industrie, agriculture et énergie) ne pourront être menées qu'avec un nouveau mode d'intervention de l’État dans l'économie réelle.

Sources :

¹ Emmanuel DUPONT et Edouard JOURDAIN - Les nouveaux biens communs : Réinventer l'Etat et la propriété au XXIe siècle, page 17, Éditions de l'Aube, 2022

² Francesco BRANCACCIO, Alfonso GIULIANI et Carlo VERCELLONE - Le commun comme mode de production, Editions de l’Éclat, 2022

³ Judith ROCHFELD - Comment pérenniser les communs numériques ? pour le Conseil national du numérique