Les relations banque-industrie au fondement de l'entrepreneuriat français.

Les synergies banque-industrie sont à la base du capitalisme entrepreneurial français. Nous pourrions mieux consolider le financement bancaire de la petite et moyenne industrie en réimaginant le rôle de la banque au XXIe. C'est ce que nous allons tenter d'expliquer dans ce billet.

Sommaire
  1. Le crédit à la source de la société entrepreneuriale
  2. Le développement des banques sectorielles et régionales
  3. Le financements par les marchés de capitaux internationaux
  4. Quel véritable rôle de la banque au XXIe siècle ?

1. Le crédit à la source de la société entrepreneuriale

Le capitalisme entrepreneurial est incarné par ses inventeurs de génie1 : Schneider, Lumière, Eiffel, Peugeot, Citroën, Leclerc, Michelin, Pasteur, Dassault… Si leurs inventions sont les fruits d'une œuvre personnelle, c'est bien l’organisation des activités économiques et sociales qui en ont fait des entrepreneurs de renom. La création de sociétés nouvelles dans les chemins de fer, les chantiers navals, l'automobile, mais aussi le médical, l'aérospatial ou encore l'informatique, font sans cesse évoluer le capitalisme entrepreneurial. Au XIXe siècle, la mécanisation de la production dans tous les domaines, et surtout des avancées techniques majeures, permettent aux novateurs intrépides de poursuivrent leurs aventures industrielles. Une véritable ère d'effervescence entrepreneuriale débute en France.

L'essor industriel serait marqué par un fait : l'expansion du crédit. C'est la source du développement des entreprises industrielles. Un nom inséparable de cet âge d'or des sociétés industrielles raisonne encore : Pereire. Le patronyme de Émile et Isaac Pereire, surnommés les banquiers du décollage industriel de la France2. Ayant su convaincre les politiques de l'époque que la puissance d’un État doit reposer d’abord sur ceux qui entreprennent dans l’économie, ces financiers-entrepreneurs sauront créer les structures de financement pour mettre en œuvre les nouveaux projets. Adeptes du saint-simonisme, ils publient régulièrement dans leurs revues économiques des articles préconisant que l'État laisse les entrepreneurs développer la prospérité économique et assurer le progrès social.

Leur premier fait d'armes industriel, la construction d'un chemin de fer pour la concession ferroviaire Paris-Saint-Germain, prouve que la mobilisation des capitaux privés peut libérer la prise de risque. Afin de sécuriser les crédits et les rendre abordables, les Pereire ouvriront en 1852 deux établissements bancaires : le Crédit Mobilier et le Crédit Industriel et Commercial (devenue CIC)3. Leur modèle est le suivant : concentrer les dépôts par l’ouverture des comptes-courants, drainer l’épargne par des émissions d’obligations à d'intérêts, organiser le financement des entreprises et faciliter l'escompte des lettres de change et des billets à ordre4. En prenant des participations dans les sociétés industrielles, ils sont des batisseurs-nés qui organisent les financements.

Leur vision porte une organisation spécifique du capital : répartir le risque inhérent à l’activité entrepreneuriale, s’engager dans des projets à long terme par le crédit et mobiliser les capitaux et fonds propres privés. Et il le fallait, puisque la Haute Banque (les grandes maisons bancaires parisiennes) et notamment la Banque de France, refusait de faire l'escompte aux établissements de crédits privés. L'esprit d'innovation, l'audace et le goût du risque nécessaires à la réussite de toute entreprise ont produit des succès dans l'ensemble du territoire français : chantiers navals, travaux publics, mines, lignes ferroviaires, immobilier et hôtellerie. Sachant rassembler les banquiers, animer les industriels et convaincre les minsitres, le capitalisme entrepeneurial français prend racine.

En 1860, la France devient la première puissance industrielle d’Europe continentale et la deuxième puissance commerciale du monde (après le Royaume-Uni qui a davantage développé ses colonies). D’ailleurs, la France accueillera les Expositions universelles de 1855 et 1867 illustrant sa prospérité économique et donc la réussite du capitalisme entrepreneurial français. En s’entourant d’entrepreneurs, de financiers, d'ingénieurs et de publicistes, « les Pereire faisaient aboutir tous les projets, toutes les idées, toutes les combinaisons, toutes les intelligences et tous les capitaux5 ». Le Crédit Mobilier et le Crédit Industriel et Commercial vont servir de modèle pour la constitution des établissements de crédits, appelés aujourd’hui banques d’investissement.

2. Le développement des banques sectorielles et régionales

À cet époque, des groupes professionnels sectoriels vont organiser leurs opérations de crédit spécifiquement pour leurs activités. Ces groupements coopératifs et mutualistes cherchent un accès à des financements en volumes suffisants et à « bon prix »6. C'est ainsi que le groupement immobilier a développé le Crédit Foncier (1852), le groupement des commerçants, industriels et fabricants lyonnais a bâti le Crédit Lyonnais (1863), le groupement agricole a donné naissance au Crédit Agricole (1884) et le groupement de la pêche maritime a créé le Crédit Maritime (1906) devenu Banque Populaire. Certains d'entre eux garderont leur socle mutualiste et d'autres évolueront pour devenir des établissements bancaires déployés en réseaux de caisses régionales comme la Caisse d'épargne.

Ce qu’il y a de novateur, c’est que chaque groupement professionnel dispose de son propre véhicule financier. L’innovation bancaire de l’époque est d’étalonner les instruments de crédit à l'offre et à la demande des entreprises, tout en organisant un capital de proximité par les caisses régionales. Le financement pratique de l'économie se fait par l'escompte des factures et des devis entre entreprises. En fait, ces banques sont les fournisseurs financiers des groupements auxquels les conditions de crédit (taux d’intérêt) et la mobilisation des capitaux sont organisées pour l'ensemble des membres. Leurs financements sont moteurs de la performance collective d'entreprises, qui savent travailler ensemble et développent une forte coopération sectorielle.

On constate que ces banques régionales constituent un réseau de financement au plus près de l'activité, de la création et du travail car elles sont réparties sur des points précis du territoire. Au début du XXe siècle, alors qu’il est question de l'industrialisation massive de la France, ces banques « non seulement prêtent leurs guichets à ces opérations, reconstituent un portefeuille industriel, mais participent aussi à la consolidation du système de crédit7 ». Des entreprises innovantes et solides vont naître comme dans le Rhône avec Rhône-Poulenc, le Dauphiné avec Merlin-Gerin ou en Lorraine avec De Wendel. Le lien entre financement bancaire et développement industriel est inextricable pour soutenir la petite et moyenne industrie.

L'État ne restera pas spectateur et nous arrivons à un schéma où il définit et soutient des secteurs stratégiques : automobile, aviation, pétrole, chimie, électricité, etc. Pour les grandes entreprises familiales comme Renault, l'urgence est d'augmenter la capacité de production en créant des usines, mais aussi de pouvoir réparer et vendre les voitures. En 1924, Renault crée la DIAC ou Diffusion Industrielle et Automobile par le Crédit, un système de crédit aux agents, garages et concessionnaires spécifique à son groupe8. Cette société emprunte sur le marché et distribue l'argent aux agents. C'est le financement de la trésorerie des entreprises pour les transactions clients, fournisseurs et sous-traitants. À ce capitalisme industriel, s'accompagnent ces nouveaux instruments bancaires.

3. Le financements par les marchés de capitaux internationaux

Après la Seconde Guerre mondiale, les besoins d’investissement sont énormes pour rendre compétitifs des secteurs entiers de l’industrie française, vieillis dans le confort des marchés captifs coloniaux. L’aide Marshall massive permet la réalisation de l’essentiel du Plan Monnet de 19469. La politique industrielle de l’État n’hésite pas à mobiliser l’épargne des français pour financer de grands monopoles industriels d’État en reprenant la vision colbertiste. Et c'est au début de la Ve République que l’intervention de l’État dans les relations banques-industrie s’exerce le plus. Le concours des banques permet de faire appel aux marchés pour mobiliser les capitaux nécessaires aux planifications technologiques et industrielles : Ariane, Concorde, TGV, Marcoule, Calcul.

Car si les Trentes Glorieuses sont marquées par le rôle interventionniste de l’État, ce dernier est bousculé par un libéralisme qui s’accélère. L’évolution générale vers le libre-échange internationalise les marchés sur lesquels les entreprises peuvent se positionner pour commercialiser leurs produits et offrir leurs services. La concurrence internationale et l’élargissement rapide des marchés obligent soudain à anticiper le futur : les investissements ne sont plus calculés sur les bénéfices déjà réalisés, mais sur les perspectives de profit. Les investissements ont alors quasi-systématiquement recours aux marchés mondiaux de capitaux. Le reste du XXe siècle jusqu'à nos jours est marqué par une profonde mutation : le capitalisme financier.

La libéralisation des marchés financiers conduit à l'utilisation intensive de fonds internationaux dans lesquels les banques sont impliquées. Les banques constituent leurs portefeuilles d'investissement en fonction des crédits qu’elles apportent aux entreprises qui « lèvent des fonds » pour se financer. C'est la financiarisation de l’activité de l'entreprise, par le biais des fonds d’investissement, publics ou privés, ainsi que les banques qui émettent des emprunts. Surtout, la bourse permet aux entreprises d'émettre quantité d'actions et de dettes obligataires pour financer et refinancer leurs opérations de production, d'innovation, de commercialisation, de publicité. On s'arrêtera là tellement l'ingénierie financière a évolué ces 30 dernières années10. C'est vertigineux.

La capitalisme entrepreneurial, producteur et industriel qui avait une dimension nationale, est effacé au profit d’un logique globale, sans frontière où tout est accessible par l’échange d'informations financières. Si les grandes entreprises françaises, qui ont pour la plupart 100 ans d’existence, s’étaient appuyées sur une certaine finance par le passé, la logique de rendements purement financiers l’emporte désormais sur les besoins réels des entreprises pour dégager de la valeur. Le basculement vers la conception financiariste de l’entreprise, c'est la règle de la maximisation du profit au détriment du développement des capitaux humains industriels et environnementaux. Nous sommes depuis enlisés dans le capitalisme financier, pour ne pas dire le capitalisme spéculatif…

4. Quel véritable rôle de la banque au XXIe siècle ?

Au XXIe siècle, c'est l'industrie française qui est la plus sinistrée d'Europe, à savoir tout le tissu de TPE/PME qui faisait pourtant notre force jusque dans les années 90. Sans s'éparpiller sur les multiples raisons expliquant la désintégration de notre industrie, comment remettre le financement bancaire au service de notre appareil industriel ? Celui qui en parle le mieux est le banquier d’affaires Raphaël ROSELLO, qui se surnomme lui-même « le banquier de l’économie réelle ». Dans L’opportunité du COVID 19, il qualifie le régime économique actuel de « fausse croissance qui exige de tous les acteurs économiques qu’ils s’endettent dans des proportions toujours plus grandes pour une création de richesse de plus en plus faible, provoquée à cause de la financiarisation de l’économie »11.

Nous pourrions alors favoriser un nouveau capitalisme productif, plus coopératif, dans lequel l'entrepreneur implique une diversité de parties prenantes dans son activité et distribue le capital : collectivités, organismes publics, fournisseurs, clients, sous-traitants, prestataires, employés, syndicats... Cela permettrait une participation plus large des individus à la production, à la fois comme travailleurs et comme partenaires. Cette donne entrepreneuriale s’appuie sur une logique d'écosystème, soit un réseau d’acteurs connectés qui coopèrent pour une production réelle de valeur. Avec une circulation de l’information instantanée partout dans le monde, les entreprises ont des dynamiques intensifiées de négociation de contrats, de carnets de commandes, de prestations de services…

Alors, le rôle d’une banque peut s’appuyer sur cette logique de réseau pour accéder à des flux de transactions, multi-acteurs et en temps réel afin de sécuriser les échanges inter-entreprises : chose à livrer, facteur de valeur, le prix, licéité du règlement… Depuis les comptes bancaires ou portemonnaies numériques, elle peut évaluer la production réelle derrière les flux de monnaie, en déduire une valeur de capitalisation de chaque entreprise et donc fixer une limite de crédit à court-terme, moyen terme et long terme. La circulation du crédit aux entreprises doit immédiatement servir à développer des unités de production, repenser des chaînes de valeur, mutualiser les coûts d'un groupement d’entreprises, capter des marchés à l’international pour des TPE/PME. Aujourd'hui pour financer les entreprises, il ne suffit que de quelques clics.

Une infrastructure bancaire du XXIe siècle doit donner une plus grande autonomie aux chefs d’entreprise, moins prisonniers des exigences court-termistes des investisseurs et des capital-risqueurs étrangers. C’est sur ce type de financement que doivent se positionner les banques d’investissement, les caisses régionales et les crédits coopératifs pour le tissu industriel de nos TPE/PME. Elles peuvent développer de véritables réseaux mutualistes de création de valeur, qui impliquent des entreprises de toutes tailles en composant sur-mesure les véhicules financiers adaptés à un secteur spécifique, à la recherche et développement, à la prise de risque entrepreneuriale ou à un partage salarial du capital. Tant de possibilités dont devraient s’emparer les banques françaises.

Sources :

¹ Capital - Les Peugeot, les frères Lumière, Gustave Eiffel... quand ces industriels de génie nous sortaient de la dépression

² Les Échos - Emile et Isaac Pereire, banquiers du décollage de la France industrielle

³ Bulletin des lois de la République Française - Décret n°7433 portant autorisation de la Société anonyme formée à Paris sous la dénomination de Société générale de Crédit mobilier, 7 mai 1852

La Tribune - Les frères Pereire, le salut par le crédit

Maurice AYCARD - Histoire du Crédit mobilier, 1867

Les Echos - Pourquoi les banques mutualistes sont-elles si nombreuses en France ?

Jean-François BERDAH - Banques et industrie en France, années 1860-1970

Planète Renault - La reconstruction de Renault pendant les années folles (1919-1928)

France Stratégie - Le premier Plan de modernisation et d'équipement

¹⁰ Contrepoints - Trading Haute-Fréquence : à la recherche de la vitesse de la lumière

¹¹ Raphaël ROSSELLO - L'opportunité du Covid 19 aux éditions Mareuil, 2022

Published 10 mois plus tôt