Le monde tourne à crédit
La Banque centrale européenne (BCE) et la Réserve fédérale américaine (FED) bradent l’accès à la monnaie centrale et ne sont plus arbitre du jeu. Plus rien n’arrête leurs injections de liquidités contre le rachat quasi-systématique des titres de dettes des Etats, des sociétés multinationales et des banques d'affaires.
Les banques systémiques, trop grandes pour faillir, usent de leur chantage auprès des banques centrales compte tenu d’une nouvelle donne : les taux négatifs. La « reprise post-covid 19 » est un mirage, non parce que les signaux sur les marchés financiers l’indiquent, mais parce que l’inflation est galopante.
Hypertension monétaire
Après la crise du surendettement des ménages de 2008 (subprimes), un programme de rachats des créances douteuses par les banques centrales est inauguré. C’est l’assouplissement quantitatif (quantitative easing)1 dont l’objectif est de dégongler, ou blanchir, le bilan comptable des banques privées par l’échange de leurs titres de dettes contre liquidités. Par un jeu d'écriture, les banques centrales créent et inondent les marchés financiers de monnaie fraîche, dont les banques privées profitent pour repartir de plus belle dans leur opérations financières.
Rappelons que le pouvoir d'une banque centrale est de décider de la production de monnaie et de crédit. Mais que matérialise cet argent aujourd'hui ? Absolument rien. La monnaie centrale est émise sans contre-valeur, sans être adossée à une richesse réelle. C'est la fameuse planche à billets : des euros tout neufs. Pour les banques commerciales, le niveau d'inflation ou la croissance des entreprises n'a aucune importance. Elles peuvent déposer auprès de la banque centrale des titres financiers à l'évaluation opaque, afin de disposer de nouvelle monnaie pour leurs activités à haut risques.
Depuis 2015, la BCE a racheté plus de 8000 milliards d’euros de dettes, soit l’équivalent de 80% du PIB de la zone euro. Autant de monnaie créée sans jamais être détruite, et ce mouvement s'intensifie depuis la crise sanitaire de 2020. Par ces injections monétaires massives, les prix des actifs montent artificiellement, puisque déversées sur les marchés boursiers : le CAC 40 a dépassé le seuil symbolique des 6.723,81 points2, l’action Tesla a flambé de 952% sur une année3 et la BNP Paribas s’est offert des résultats historiques avec 2,9 milliards d’euro de bénéfices sur un semestre4.
Abusant de sa « politique non-conventionnelle », ou plutôt de sa méga-expansion monétaire, la BCE se détourne de l’économie réelle et génère des bulles financières explosives. Le robinet monétaire met en hyper-tension les prix des actifs sur les marchés. Surévalués, les actifs se déprécieraient subitement si les injections étaient arrêtées. Maintenir cette politique permet de gagner du temps, pratique pour des décideurs qui ne veulent pas assumer leur responsabilité. La fuite en avant des banques centrales ressemble à un suicide collectif. En attendant, les arbres montent au ciel.
La crise financière du Covid-19, dont on ne parle pas, est l’accélérateur des dérives du passées, dérives ré-actualisées puissance 1000 par une politique monétaire toujours plus accommodante. Nous avons atteint un nouveau sommet d’irrationalité exubérante5. La réalité est que 13 ans après la crise de 2008, nous jouons avec plus de dette qu’auparavant. Toujours plus de dettes donc. Et si certains se vantent d’être revenu à la « situation d’avant », il n’y a rien de satisfaisant à retrouver un système financier qui était déjà en état de léthargie.
Finance dysfonctionnelle
Entre-temps, nous avons débouché sur un scénario totalement inédit qui est celui des taux négatifs. La BCE brade sa monnaie centrale et se dépossède de ses leviers d’action, en accordant sans limite une monnaie autrefois rare. Pour le dire simplement, elle doit désormais payer les banques privées qui déposent leurs dettes en échange de liquidités. Le jour où la BCE sera contrainte d'arrêter sa politique monétaire à cause de l'inflation ou de l'exacerbation des inégalités de richesse, la force qui maintient les marchés cessera d'agir et la chute du prix des actifs sera vertigineuse.
Aujourd’hui, en rachetant tout (quasiment), la banque centrale est devenue un assureur de dernier ressort, réassureur des excès et des pertes des banques privées. Si les puissants économiques échangent leurs dettes sans véritable contrôle, la BCE est devenue en quelque sorte une banque-poubelle. Ce financement indirect des dettes des multinationales est assuré parce que la BCE a les mains libres pour créer de l’argent à l’infini. Son autorité politique s’est considérablement amoindrie auprès des marchés financiers et les banques d’affaires qui veulent prolonger la partie.
Pour illustrer cet exemple, nous pouvons nous appuyer sur l’exemple du rachat par LVMH de Tiffany. Dans une série de posts6, l’ancien trader et économiste Anice Lajnef explique fort bien ce mécanisme employé par le français Bernard Arnault, première fortune du monde évaluée à 191 milliards de dollars7. Entièrement financé par de la pure dette, LVMH émet des titres de dette qu’elle peut placer en dépôt à la BCE contre des liquidités, lui permettant d’emprunter à des taux nuls pour un montant de 16 milliards, prix de rachat de Tiffany. Le hasard fait bien les choses...
L'argent magique est la parade ultime pour que les entreprisent remplacent du chiffre d’affaires par de la dette à leur bilan. Cerise sur le gâteau, cette nouvelle « capacité d’emprunt » est employée pour que les multinationales rachètent et détruisent leurs propres actions émises8. Face à des profits virtuels financiers, sans aucune création de valeur correspondante, faut-il affirmer que les puissants économiques on trouvé le moyen indirect de battre monnaie ? Les banques centrales quant à elles n’ont aucune idée du prochain tour de magie économique, mais savent nous vendre du narratif.
Ces dernières sont résignées à faire pleuvoir la monnaie pour maintenir les cours boursiers. Remonter les taux signifie une réévaluation des actifs, un loyer de l’argent plus cher, une dépréciation significative des valeurs sur-cotées, donc un risque de défaut pour les plus joueurs. Or le seul moyen « intelligent » trouvé par ceux qui contrôlent ce système pour arrêter l'hémorragie, c'est de créer toujours plus de monnaie, de l'injecter dans les marchés financiers via ce circuit détourné du financement par la dette, tout en sachant qu'il finira par déstabiliser l’économie réelle.
L’inflation sous toutes ses formes
La réalité est qu’on ne sait plus quoi inventer, mais que les conséquences sont parfaitement connues. Il serait faux de penser que la sphère financière ne vampirise pas la valeur produite par l’économie réelle. Si la création monétaire abusive sert à remettre à plus tard les problèmes, ses effets sur la hausse des prix et les inégalités se propagent déjà. L’inflation des prix à la consommation a atteint 5,4 % aux États-Unis, au plus haut depuis l’été 20089. En août, l’inflation a atteint 3,9 % en Allemagne, un sommet depuis décembre 1993 et surtout, un record dans la zone euro depuis 10 ans10.
L’inflation des actifs et des matières premières est la plus parlante. En France, on le voit déjà avec l’augmentation du prix du gaz de 12% pour le seul mois d’octobre en tarif réglementé11. Similiaire pour les prix de l'électricité dont la hausse devrait atteindre environ 12 % début 2022. Le premier ministre s’est précipité pour éteindre le feu inflationniste au 20h de TF1 annonçant un « bouclier tarifaire »12 et éviter que les factures des ménages et professionnels flambent. Ouvrons bien nos yeux pour les prochaines envolées des prix du pétrole et du gazole.
Surtout, l’augmentation des salaires n'augmentent pas au rythme de l'inflation. Pour le fameux « quoiqu'il en coûte »13, ce ne sont pas les banques et les spéculateurs qui en payent les conséquences, mais les contribuables français, les fonctionnaires, l’éducation, les retraites, le chômage, les hôpitaux. Cette politique porte un nom : l'austérité. Non-sens absolu, 5.700 lits d'hôpital et 25 établissements publics et privés furent supprimés en 2020, alors que la crise sanitaire a mis en pleine lumière l’insuffisance de nos capacités de santé14.
Les dégâts sur l'économie réelle sont bien réels : l'État français a connu un trou de 700 milliards d'€ faisant suite à la crise de 2008. Seule la croissance, atone en France autour de 1% en cumulé, ne parviendra pas à rembourser les intérêts de la dette, ni même la balance commerciale continuellement négative depuis 200315. Réforme des retraites, de l’assurance chômage, le contribuable devra lui rembourser la dette et déplorer l’amoindrissement des services publics. Finalement, il n'y a rien de magique. Tôt ou tard, le peuple en paiera le prix : celui de la régression du pouvoir d’achat.
Fin mars 2021, la dette publique française représentait 118,2 % du PIB16, soit 2.739 milliards d'euros. Les 40 milliards de subventions accordées par le plan de relance européen, qui en réalité coûtera 67 milliards à la France17, sera financé par la création de nouvelles taxes sur le plastique et le numérique. La France devra payer en 2021 38 milliards d’euros, 3ème poste de dépense du budget français, rien qu’en intérêts et commissions, soit la charge de la dette. De nouvelles dettes qui remboursent les anciennes. L’étranglement nous rattrape sérieusement.
Illégitimité démocratique
À l’instar du sauvetage pour le moins contestable de 2008, les plans de relance négociés à Bruxelles par la Commission européenne se sont fait en dehors de tout cadre démocratique. Des décisions politiques aux effets bien concrets, pour le seul profit des banques et de leurs actionnaires. Il faut noter la cécité des experts, politiciens et des conflits d’intérêt au sein de la gouvernance des banques centrales, qui disqualifie le bien fondé de leur indépendance. Le financier domine le politique, le nourrit de théories fallacieuses pour assombrir la réalité des échanges, de la production et du travail.
Ce scénario ubuesque est pourtant bien connu du monde bancaro-financier : socialisation des pertes et privatisation des profits. Lorsque tout semble aller comme prévu, les bénéfices sont distribués aux employés des banques sous forme de rémunérations et bonus. Mais lorsque leurs opérations spéculatives sont mauvaises, alors l’État donc les contribuables perdent. Les preneurs de risques peuvent imaginer tous les risques qu’ils veulent, et s’assurer de ne jamais perdre. Le risque n’est plus justement rémunéré.
D'ailleurs, en cas de krach économique systémique, les méga-banques privées jouissent d'un privilège immense face aux États. Grâce au Traité de Maastricht de 1993, l’État français a interdiction de reconstituer le circuit du Trésor, l’obligeant à passer par les marchés financiers pour emprunter. La combine est bien connue : l’État émet des obligations, rachetées par les banques d’affaires, qui viennent déposer ces titres-dettes à la BCE en facturant une commission pour l’opération.
Plus encore, la loi SAPIN II permet aux banques d’aller piocher dans les comptes bancaires des déposants et épargnants afin d’essuyer les pertes. Les dés sont pipés. Ils ne peuvent pas perdre car s'ils perdent, ils nous entraînent avec eux. Concrètement, cela signifie ponctionner tous les comptes bancaires au-delà de 100 000€. Rappel majeur : vous n’avez qu’une créance sur la banque à qui vous confiez votre argent. En cas de faillite, nul doute qu'elle parviendra à l'annuler.
Toujours plus de dettes donc. Ce monde appartient matériellement à ceux qui savent endetter les plus faibles. Bienvenue dans le système-dette. Sans dette, pas d’accès à la monnaie. On ne sait plus qui a prêté quoi à qui. Le problème n'est donc pas la dette, mais comment elle est créée, pourquoi, qui l'accumule, à qui les intérêts sont versés et à partir de quelle richesse. Si richesse il y a encore... La création de monnaie ne se fait que sur le crédit, donc il faut consentir à la dette. C’est le règne de l'argent-dette.
Sources :
¹ France culture - Le Quantitative Easing : pourquoi, pour qui ? ↩
² La Tribune - Bourse de Paris : le CAC40 touche son plus haut niveau depuis septembre 2000 ↩
³ Capital - Tesla, Signal…la Bourse est prise de folie, gare au krach ! ↩
⁴ L'Expansion - BNP Paribas s'offre des résultats trimestriels records ↩
⁵ Wikipedia - Exubérance irrationnelle↩
⁶ Twitter - Déroulé d'Anice Lajnef ↩
⁷ Le Figaro - Le Français Bernard Arnault repasse en tête des premières fortunes mondiales ↩
⁸ La Tribune - Apple, rachat d'actions de 90 milliards de dollars ↩
⁹ Capital - La Fed et la BCE sont devenues de dangereux pompiers pyromanes, la Bourse risque un krach ! ↩
¹⁰ Les Echos - L'inflation à 3 % en zone euro, au plus haut depuis 10 ans ↩
¹¹ Libération - Gaz, électricité : jusqu’où les prix de l’énergie peuvent-ils grimper ? ↩
¹² Le Monde - Flambée des tarifs de l’énergie : Castex annonce un « bouclier tarifaire » ↩
¹³ France Culture - « Quoi qu’il en coûte » : l’histoire sans fin ? ↩
¹⁴ Le Monde - Plus de 5 700 lits d’hospitalisation complète fermés en France en 2020, en pleine pandémie de Covid-19 ↩
¹⁵ INSEE - Solde de la balance commerciale en biens ↩
¹⁶ Challenges - La dette publique française au niveau record de 118,2% du PIB ↩
¹⁷ Marianne - Plan de relance européen : un beau marché de dupes pour la France ↩