La reconquête industrielle par nos territoires
Le défi est immense. La France ne possède plus l’économie productive qui faisait sa force jusque dans les années 80. La bataille de l'industrie française est donc (re)lancée. Sans revenir au modèle antérieur, la dynamisation du tissu industriel passera par nos valeurs, nos savoir-faire et nos territoires. Avec ses bassins propices à l'innovation et en prenant conscience de ses atouts, notre pays doit monter en puissance sur sa production en développant des éco-systèmes industriels ancrés dans les territoires.
Mais comment s’y prendre en 2022 ? La France est devenue le pays le plus désindustrialisé de tous les pays européens, la Grèce mis à part. Rappelant un modèle d’antan, comme le Premier Plan d'après-guerre ou les grands projets d'État des Trentes Glorieuses, le Commissariat au Plan est ressuscité. Par la planification qui porte une stratégie industrielle de long terme, ce nouveau Plan redonne à l'État la capacité de poursuivre ses ambitions nationales et il devrait, enfin, faire cesser les tergiversations.
Encore le renouveau industriel
Avec la crise de 2008 causant des faillites d’entreprises record1, le rapport Gallois de 2012 présentant le fameux « choc de compétitivité »2 et même la nomination d’un ministre du Redressement productif en 2014 pour relancer la production : la désindustrialisation française est largement actée. En 2018, c'est le mouvement social des Gilets Jaunes qui force à constater le sentiment de déclassement de ceux qui vivent dans les territoires désertés par l’emploi, les services publics et l'industrie. Les faits plaident incessamment la cause du renouveau industriel urgent de la France.
La pandémie du Covid-19 a bien sûr jeté une lumière crue sur l’impact du déclin de l’industrie française. Les pénuries ont généralisé la prise de conscience que l’industrie est vitale pour notre autonomie stratégique et notre indépendance nationale. Les images de médecins vêtus de sacs-poubelles en guise de blouse, le manque de respirateurs dans les hôpitaux et la rupture d'approvisionnement en médicaments ont illustré avec brutalité les conséquences de la désindustrialisation. Alors, la défense des activités de production est remise à l’agenda des politiques. On en vient même à parler de souveraineté.
Terrible constat, l'économie n’a plus la capacité d’assurer son fonctionnement dans un certain nombre de filières-clés : la santé, incapable de fabriquer elle-même son propre vaccin3 ou encore l’industrie automobile, mise à l’arrêt par la pénurie de semi-conducteurs produits en Asie4. La concurrence mondiale fait rage et se traduit par les replis isolationnistes de la Chine et des États-Unis, qui sécurisent sur leurs sols des chaînes de valeur complètes : panneaux solaires, composants électroniques, matières premières, équipements… Le protectionnisme des grandes puissances s'accélère et se normalise.
Pourtant, des industriels français sont restés en France, leurs usines tournent dans les régions françaises et ils font la fierté de leurs territoires. Par l'innovation, en repensant totalement leurs produits, ils relocalisent en France et produisent quasiment au même coût qu’en Chine. Dans le textile par exemple, grâce à des processus de durabilité et de réparabilité, les productions se relancent avec des implantations d’usines de jeans dans plusieurs régions5. Au-delà des sentiments souverainistes, il est prioritaire de nous recentrer sur les forces d'un territoire pour réindustrialiser.
Un peu de bon sens économique ne fera pas de mal : la richesse est créée par les entreprises qui emploient. La proximité de la main-d'œuvre, associée au capital et à l'innovation, est essentielle à l’attractivité d’un territoire. Une politique de création d’activité ou de relocalisation repose prioritairement sur la demande d'emploi dans un bassin déterminé. Pour irriguer l’appareil productif, l’emploi industriel doit s’appuyer sur les compétences de ses habitants, mais aussi pouvoir continuellement mobiliser de nouveaux savoirs-faires : postes de techniciens, d’ingénieurs et d’ouvriers.
Le Plan France 2030 va-t-il permettre à l’Hexagone de trouver la recette pour développer son industrie ? Tombée à l’avant-dernière place en Europe avec 13,5% du produit intérieur brut (PIB) contre 25% pour l’Allemagne, 34 milliards d’euros sur 5 ans viendront financer en priorité les secteurs de l’énergie, du transport et de l’aéronautique, puis l’alimentation, la santé et la culture6. Le fait que la désindustrialisation place le pays au bord du gouffre conduit le gouvernement, élu sur le mythe de la « startup nation », à revenir sur l’industrie traditionnelle.
Startup nation sans l'industrie
Le soutien massif aux startups éclaire sur l'échec des nombreuses politiques industrielles. D'abord perçues comme des ovnis américains, symboles de l'hypercapitalisme et de l'aventure entrepreneuriale, beaucoup de ces startups ou sociétés Internet sont mortes avec l’éclatement de la bulle Internet en 2000. La France a alors voulu développer ses propres technologies émergentes, mais sans s'appuyer sur ses fondements : son industrie et sa recherche. En copiant-collant un type d'entreprise qui ne s'enracine pas dans son appareil productif, ni ne développe son tissu économique, les startups à la française ont regrettablement été opposées à l’industrie française7.
Cette dernière décénnie a été consacrée aux startups à la française, visant l’hypercroissance et le statut financier de licorne (société estimée à plus d'un milliard d'euros). Sauf qu'elles ne deviennent jamais des géants mondiaux... Leur vocation est d’être sur-valorisées par des fonds d'investissement (en capital-risque), puis d'être rapidement revendues pour faire la fortune des fondateurs et des actionnaires. La tendance sert l'afflux de capitaux majoritairement étrangers qui comptent pour 60% du total des levées de fonds en France8 et dont les objectifs sont loin d'assurer la souveraineté industrielle ou l'autonomie stratégique de notre pays.
Quand on parle de startups, on en oublie la dimension industrielle. Or, il faut regarder Internet comme un véritable réseau industriel à l'image des installations électriques, des centrales nucléaires ou des lignes ferroviaires. Le fleuron industriel ASN (Alcatel Submarine Networks), champion mondial des câbles sous-marins à fibre optique pour le réseau Internet, revendique 50% du trafic mondial sur la voix et les données. L'entreprise française conçoit, installe et assure la maintenance des câbles Internet partout sur Terre. Ils forment l'épine dorsale de l'industrie des réseaux, sans laquelle on ne peut pas faire tourner nos applications numérique (99% du réseau Internet passe par les câbles sous-marins).
Ce qui empêche nos jeunes pousses de devenir des champions mondiaux est bien un problème d'ordre industriel : l'infrastructure. Le réseau mondial de l’Internet reste celui de l’industrie informatique, à savoir des ordinateurs et des téléphones, mais surtout l'hébergement et le stockage de données dans des parcs de serveurs informatiques qui fournissent les calculs. Hélas, nos jeunes pousses travaillent beaucoup trop en sur-couche d'infrastructures américaines ou chinoises. Elles offrent des services innovants, mais leur fonctionnement dépend malheureusement d'équipements et d'installations physiques appartenant à des entreprises étrangères.
Car loin du nuage magique (cloud), l'externalisation du traitement des données profite toujours aux industriels qui contrôlent l'Internet (GFAM et BATX). Les autoroutes de l'information sont verrouillées par leurs logiciels et leurs matériels propriétaires. En fait, pour inventer de nouvelles technologies, nos jeunes entreprises innovantes (JEI) devraient s'employer en même temps à développer notre industrie informatique nationale. Et pour nous protéger des géants américains et chinois, il faut répondre à leur stratagème : rendre obligatoire pour leurs services le recours à des opérateurs français (publics ou privés) : logiciels, centres de données et utilisation de serveurs.
Pour l'indépendance numérique, nous devons absoluement donner la priorité aux équipements de réseau et aux couches logicielles françaises. Sur la base d'une vision technologique à 10 ans, l’enjeu est de ne pas abandonner nos industries à la Chine ou aux États-Unis, mais au contraire de s'approprier par nous-mêmes les mégadonnées, l’automatisation, la cybernétique et la robotisation à l’image d'entreprises comme Exotec9 dans la robotique. Il en va d’ouvrir le champ des possibles, non plus autour des startups comme un brouillon d'offres de services au profit d'industries étrangères, mais en nous positionnant à fond sur nos pépites industrielles.
Viser l’économie de production territoriale
On ne peut pas reprocher à la France de manquer de politiques industrielles. Les systèmes productifs locaux (SPL) ont promu les bassins industriels dans les années 90. Les pôles de compétitivité en 2004 ont rassemblé sur un territoire des entreprises de toute taille, des laboratoires de recherche et des établissements de formation. L’Agence de l’innovation industrielle devenue Oséo en 2005 a financé la croissance des PME. En 2009, les États généraux de l’industrie ont été présentés comme une réponse à la crise économique. La Nouvelle France Industrielle de 2013 a voulu positionner ses futurs champions nationaux en distinguant ses marchés-clés.
Avec la crise Covid, les politiques industrielles sont mises à l'honneur. La France a lancé de multiples programmes de politiques industrielles, dont les derniers sont France Relance, le Pacte Productif 2025 et comme cité plus haut, le fameux Plan France 2030. Mais la dimension territoriale est pratiquement absente des documents de cadrage. Soulignons quand même le programme des Territoires d’Industrie porté par l’Agence nationale de la cohésion des territoires10 qui dynamise des écosystèmes plus horizontaux. Alors que la France a traditionnellement une vision très verticale par filières et marchés, l’appareil productif intérieur se réorganise déjà par écosystèmes.
Certains territoires, à l’image de la Vendée ou du Rhin ont développé de puissants éco-systèmes locaux propices à l’industrie. Les facteurs de production (énergie, matières premières et travail), la proximité du marché final, la présence d’infrastructures de transports pour assurer la distribution ou l'importation des matières premières nécessaires à la production, sont autant d’éléments dans la localisation des usines. La dimension territoriale développe des écosystèmes industriels forts parce qu’ils sont ancrés et structurés. Créer et développer réellement de belles boîtes industrielles, on peut en faire de partout dans les territoires11.
Là est notre moteur. Non pas une énième décentralisation administrative jacobine, mais la mise en coopération des industries territoriales. En s’achetant et se vendant mutuellement leurs productions, les activités industrielles entretiennent des relations d’interdépendance. Cette relation économique est clairement établie pour les entreprises de production : biens de consommation, biens d'équipement (machines) et biens intermédiaires (utilisés pour des processus de production). Nous devons multiplier ces effets d'entraînement entre territoires industriels, car ils répondent à des besoins réciproques bénéfiques à notre marché intérieur.
Bien sûr, on pense à l’attachement des salariés pour leurs entreprises et à l'ambiance industrielle où elles sont implantées comme Michelin à Clermont-Ferrand, Airbus à Toulouse et Peugeot à Sochaux. La demande des ménages et les besoins intermédiaires des entreprises sont couverts sur un même périmètre. Pour soutenir l'emploi, dynamiser les secteurs et redonner de la compétitivité au pays, nous devons relocaliser et lancer de activités conjointes dans ces bassins industriels historiques. Associées à la recherche et développement présente dans le territoire, elles doivent constamment créer de nouvelles applications commerciales.
Si l’Allemagne a ses entreprises de taille intermédiaire positionnée sur un marché haut de gamme, l’Italie ses régions avec des PME familiales et spécialisées, les Etats-Unis leur esprit d’entreprendre alimenté au capital-risque, la France a ses grandes entreprises multinationales qui rayonnent. 90 grandes entreprises françaises emploient 1⁄3 des salariés et sont à l’origine de 42% de la valeur ajoutée12. La voie est libre : combler ce fossé entre grands groupes et TPE/PME en ciblant les types d'industrie qui mettent en réseau les entreprises de taille intermédiaire (ETI). Pour qualifier toutes ces forces qui dessinent une dynamique collaborative, nous parlerons de néo-industries.
Vive les néo-industries
Les néo-industries sont un maillage productif qui unifie économie territoriale et groupements d'entreprises. Pour les mettre en œuvre, il faut penser les savoir-faire industriels comme des points névralgiques qui communiquent entre eux. La capacité des acteurs à se mettre autour de la table pour valoriser les ressources territoriales est l’ingrédient. Les parcs d'activités prouvent que la production industrielle dynamise les entreprises, qui s'approvisionnent à proximité de leur lieu de fabrication, stimulent leur innovation ensemble et sont des piliers de la cohésion territoriale.
Pour reprendre l'image de l'infrastructure réseau, il faut briser un tabou trop largement rependu en France concernant l'usine. Penser qu’une usine, une manufacture ou un site industriel est polluant donc dépassé, c'est faire fausse route. Les éco-systèmes industriels n’existeront que par la création de nouvelles usines, lesquelles contribuent immensément à l’essor d’un territoire. Le valorisation des savoir-faire pour développer des cycles complets de production, doit forcément mettre sur pied et interconnecter des usines qui échangent sur un même périmètre des produits manufacturés.
Alors, il n'y aura pas de néo-industries sans implanter de nouveaux sites industriels : les giga-usines de batteries électriques avec Verkor qui va construire le second plus grand site de production d’Europe13, les mini-réacteurs nucléaires avec Jimmy qui vend de la chaleur décarbonnée aux industriels14. Mais aussi les usines intermédiaires comme Seqens qui va assurer la production d’actifs antiviraux et anticancéreux pour renforcer notre indépendance dans la santé15, ou encore les manufactures de proximité urbaines et collaboratives (fab-lab)16 pour innover et recycler.
Il y a donc toute une coopération industrielle qui doit nouer des partenariats intelligents, plutôt que de mener une concurrence destructrice. Les néo-industries doivent aussi s'allier sur des technologies de rupture. Par exemple, un constructeur automobile doit rapidement monter une coentreprise spéciale avec le fabricant français de matériaux pour semi-conducteurs Soitec pour créer un champion de la nanométrie. Faciliter les coopérations industrielles afin qu’elles co-financent des processus de valeurs, c’est ainsi que les néo-industries trouveront les moyens de collaborer, d’innover et de mutualiser le risque.
Nous pourrions mieux laisser les territoires s'organiser en réseaux d'échange afin de viser des objectifs quantifiés de valeur ajoutée. Le pilotage des politiques publiques évolue immensément à partir de données publiques, qui apportent un niveau d'information détaillé de l'activité des territoires : création de valeur, cycles de production, coopérations inter-entreprises, compétences recherchées, besoins en financement... L’Observatoire des territoires17 propose une manne de données publiques qui nous servirait justement à planifier, tout en laissant aux territoires l'autonomie dont ils ont besoin.
Enfin, c'est l’immense opportunité de concilier industrie et écologie. Réindustrialiser, c'est aussi le moyen de réduire l’empreinte écologique. L’industrie de proximité promeut des modes de production plus respectueux de l’environnement, surtout lorsqu’ils concernent des activités non-délocalisables telle que la rénovation des bâtiments ou la production énergétique locale. Les pépites industrielles portent aussi l'hybridation produits-services, développent l'économie de la fonctionnalité et les nouveaux modèles d'usage. Pierre Veltz qui parlait d’hyper-industrialisation, parle désormais d’économie désirable18.
Facteur de prospérité, l’Etat industriel ne fait plus rougir. Les leviers de croissance que constituent l'industrie sont bien établis. Reste à mettre les bouchées doubles pour bâtir les néo-industries.
Sources :
¹ Le Figaro - Les défaillances d'entreprises en hausse de 10% en 2008 ↩
² Vie Publique - Pacte pour la compétitivité de l'industrie française ↩
³ France Info - Covid-19 : l'échec de Sanofi pour trouver un vaccin est lié à son désinvestissement en matière de recherche et développement ↩
⁴ France Info - Pénurie de semi-conducteurs : l'industrie automobile à l'arrêt ↩
⁵ L'Usine Nouvelle - Une envie de textile made in France ↩
⁶ Gouvernement.fr - France 2030 : un plan d’investissement pour bâtir la France de demain ↩
⁷ L'Express - L'industrie, le trou noir de la "start-up nation" de Macron ↩
⁸ Ministère de l'Économie - Levées de fonds et licornes : où en est la France ? ↩
⁹ Capital - Exotec, les robots made in France qui envahissent les entrepôts du monde entier ↩
¹⁰ Agence nationale de la cohésion des territoires - Territoires d’industrie ↩
¹¹ La Gazaette des communes - Caroline GRANIER « un territoire industriel, c’est une construction » ↩
¹² Alternatives Economiques - Le « made in France » entre atouts et handicaps ↩
¹³ Le Parisien - Une troisième giga-usine de batteries s’implante en France à Dunkerque ↩
¹⁴ Les Echos - Jimmy, la start-up du nucléaire qui décarbone l'industrie ↩
¹⁵ La Tribune - France Relance : l’usine gardoise de Seqens en première ligne pour la production de principes actifs ↩
¹⁶ Ministère de l'Économie - Manufactures de proximité : de nombreux projets labellisés ↩
¹⁷ L'Observatoire des territoires - Données publiques ↩
¹⁸ Nonfiction - L'économie désirable : entretien avec Pierre Veltz ↩