La monnaie digitale de banque centrale

Cet article fait écho à l’expérimentation de la Banque de France (BdF) appelée monnaie digitale de banque centrale (MDBC)1. Dans une vision systémique de la monnaie centrale, les modalités d'un instrument régulateur des transactions et stabilisateur de la valeur officielle du signe monétaire sont posées. À mesure que les technologies de paiement évoluent, la MDBC devra réunir le meilleur des deux mondes : caractère innovant d’une cryptomonnaie et propriétés d’un véritable euro.

Catalyser les technologies financières doit stimuler les effets directs sur l’économie réelle. Une meilleure traçabilité des flux de transaction permettrait à la BdF d'opérer agilement la gestion des liquidités. Les choix stratégiques devront résister à la privatisation des monnaies mise en oeuvre par les géants américains de l'Internet. Aussi, de faire face à l’expansion géo-économique de la Chine, qui compte déverser sa monnaie nationale dans des zones monétaires concurrentes, et ce jusqu’au consommateur final.

Décryptage indispensable

Le terme « jeton » fait référence aux monnaies alternatives nées de l’Internet, aussi appelées cryptomonnaies. À l’image d’une pièce de monnaie dont la valeur serait déterminée par son poids en or, les octets sont ici l’unité de mesure qui composent une pièce numérique. Le mot bitcoin est la combinaison de l'unité de donnée bit (bits informatique) avec un coin qui signifie pièce en anglais, issu du même mot en vieux français. En filant la métaphore, on obtient une pièce de monnaie informatique, aussi qualifiée de jeton numérique.

Le fonctionnement d'une cryptomonnaie est indissociable du système informatique dont elle fait partie intégrante. Il est donc impossible de la « détacher » de son soubassement technique. Pour reprendre l’exemple de Bitcoin, l’unité de compte bitcoin en tant que monnaie n’existe que par et dans le système Bitcoin. Un jeton de monnaie numérique incopore une fonction transactionnelle seulement à l'intérieur de son propre réseau. Autrement dit, un bitcoin ne peut transiter par l'infrastructure bancaire classique.

Ce système est la technologie du registre distribué, technique d’enregistrement irrévocable qui sécurise l'échange entre unités de valeur. Il est un livre de comptes informatique dont la particularité est qu'il n’octroie, parmi les participants, aucun privilège dans l'écriture ou la modification d'une ligne comptable. Le registre étant modifibale de manière autonome, sans fausse dépense ni erreur de comptabilité, et chaque validation de transaction étant publique donc auditable, on parle de gouvernance décentralisée.

Avant toute chose, la BdF devra se méfier du solutionnisme technique. Un registre distribué dont le fonctionnement ne serait ni partagé ni transparent, ne saura offrir qu’une quelconque base de données. Pour que la BdF joue son rôle de surveillance et d’autorité régulatrice, elle peut déjà s’appuyer sur les systèmes d’information existants propre au domaine bancaire, sans s’imposer de complexité technologique inutile. L’américanisme dit la « blockchain » relève bien trop souvent du slogan publicitaire.

Première réalité

Ci-desus est un « jeton monétaire » de banque centrale, en l'espèce un billet 100% numérique actuellement à l'essai par la Banque Populaire de Chine. Il s'agit de la MDBC de détail destinée au consommateur de base (par opposition à la MDBC de gros réservée aux seuls intermédiaires financiers). L’enjeu du cash digital est de compléter voire remplacer les espèces par un service public de paiement d’un type nouveau : un porte-monnaie numérique reliant chaque particulier et chaque entreprise au bilan de la banque centrale.

Aujourd'hui 95% de la masse monétaire revêt la forme scripturale, créée par les banques commerciales lorsqu'elles accordent des crédits (« les crédits font les dépôts »). Ces monnaies de banques commerciales, en réalité des monnaies privées, sont acceptées parce qu’elles sont convertibles en monnaie de banque centrale (base monétaire). Mais dans le cadre de la MDBC, la création monétaire serait aspirée des banques privées vers la banque centrale elle-même, qui la distribuerait de plein droit aux consommateurs.

S'il faut reproduire au maximum la praticité du paiement par espèces, la monnaie fiduciaire numérique s'affranchit des comptes bancaires classique : la banque centrale utilise son propre registre de comptes auquel s'interface l'application mobile. Émancipée du circuit bancaire traditionnel, le point stratégique de la MDBC comme substitut à la monnaie de banque commerciale est de consolider le rôle politique de la BdF, donc d'affirmer le lien de confiance entre l'institution et le public.

Ainsi, l'axe novateur est de créer une forme avancée de monnaie centrale qui se déverse dans l’économie réelle sans passer par l'intermédiaire des banques et des marchés. Pour le banquier central prêteur en dernier ressort, la MDBC devient la courroie de transmission de la politique monétaire lui assurant une pleine capacité à remodeler de la liquidité, mais surtout de pouvoir interagir directement avec l’activité des entreprises et la consommation des ménages.

Jeton monétaire souverain

Les cryptomonnaies sont par origine une contestation du système bancaire en ce qu'elles offrent une circulation monétaire parallèle, défiant le cadre institutionnel bâti autour des banques centrales. La BdF souhaite contrecarrer l'innovation monétaire foisonnante, et les reléguer au rang de monnaies spéculatives sans valeur intrinsèque. Ces actifs virtuels sous-dimensionnés puisque soumis au marché sans autre levier d'action, doit faire la part belle aux devises légales garanties par un organisme publique d'émission.

Car à l’ère des monnaies programmables, rien n’empêche techniquement de lancer une cryptomonnaie privée dont le cours est indexé à une monnaie étatique. Ces jetons monétaires au cours dit « stable », répliquent la valeur faciale du dollar ou de l’euro, en maintenant une parité de 1:1 (ce qui limite leurs risques de volatilité). Le jeton stable est atypique puisqu'il dématérialise une monnaie officielle au travers d'unités de compte rivales. Il est donc le pivot de nouvelles monnaies d'usage librement accessibles en ligne.

Ces initiatives se multipliant, la BdF garante de la monnaie comme bien public, se retrouve face à la situation où la fonction de moyen de paiement est séparée de la fonction d’unité de compte. Elle bataille pour se réserver le droit d’émettre le seul jeton monétaire exclusivement stable, afin de disqualifier légalement ces acteurs technologiques. Face à l'emprise réglementaire, ces nouveaux entrants poussent les consommateurs à délaisser l’utilisation du support monétaire officiel au profit de cryptomonnaies aux usages évolutifs.

Arbitre de la souveraineté monétaire, la BdF organise le blocus face à une série d'initatives concurrences, qui éclipsent l’euro en faveur de nouveaux actifs monétaires. Une monnaie régalienne numérique, représentée en jeton ayant seul cours légal, garantirait à la BdF l'utilisation du signe monétaire officiel. À l'instar de la monnaie digitale chinoise, ce jeton incorporerait une valeur intrinsèque conservée dans le temps et une créance directe sur la banque centrale, ainsi qu'une garantie publique des dépôts.

Affrontement entre systèmes de paiement

La BdF suit les appréciations du rapport du Conseil de stabilité financière rattaché à la Banque des Règlements Internationaux à Bâle2. Sans le nommer, les orientations posent un cadre réglementaire au projet monétaire de Facebook annoncé en juin 2019. La Libra (ex-Global Coin) ambitionne de devenir la première monnaie privée réellement planétaire, puisqu’elle serait rendue disponible aux 2,4 milliards d’utilisateurs du réseau social. Prudemment, le projet se définit comme un nouveau système de paiement international3.

Une monnaie corporative serait la pierre angulaire d’un nouvel écosystème financier qui dépasserait les barrières des différentes devises de banques centrales. Or face à la pression des régulateurs, le conglomérat privé instauré par Facebook a rétropédalé en anonçant l'émission de plusieurs jetons stables de type e-euro et e-dollar (et non plus une seule monnaie plateformisée). Si les mastodontes numériques veulent mettre en réseau la monnaie, c'est pour concurrencer paiement interbancaires et transactions de détail.

L’argument-massue de la BdF pour digitaliser la monnaie centrale reste celui de la souveraineté monétaire, pour résister à l'hégémonie des GAFAM (Google-Apple-Facebook-Amazon-Microsoft). Tout choix penchant pour leurs infrastructures propriétaires serait alarmant au regard d'une problématique bien connue : les données captives de ces réseaux privatifs. Les scandales répétés relatifs à la vie privée le prouvent : ces multinationales américaines se positionneront toujours en gendarmes de l'information.

Ces défis stratégiques laissent entrevoir une lutte féroce entre systèmes de paiements internationaux. À l’image des moyens de paiement en Chine comme WeChat et Alipay, le nouveau VISA ou Mastercard sera exclusivement mobile sans nécessiter un terminal de paiement bancaire. L’usage du flashcode pour payer ses dépenses au quotidien y est largement popularisé. Et le risque qu’une monnaie étrangère ou privée circulant librement dans une zone monétaire concurrente est désormais à portée de clics.

Enjeux géo-monétaires

Si une telle infrastructure de paiement publique existe déjà en Chine, c’est parce qu'elle est conçue pour un système juridique unifiés aux frontières financières maîtrisées. Pilotée stratégiquement par le bureau politique, la banque centrale chinoise prévoit le lancement de la « cryptomonnaie d’État » dans toutes les grandes villes du pays pour le deuxième trimestre de cette année 2020. Cette course à l’hégémonie technologique doit protéger leur territoire informationnel et réguler chaque transaction comportant l’unité de compte renminbi.

L’Empire du milieu veut internationaliser sa « cryptomonnaie publique », qui sera au cœur du projet titanesque des nouvelles routes de la soie. Au sein de cette infrastructure planétaire, les entreprises n'auront plus besoin des banques ou des intermédiaires financiers pour être en relation directe avec leurs clients et échanger de la valeur sur Internet. Parce qu'il mettrait à mal le système de transfert SWIFT inféodé aux Américains, cela laisse présager une guerre économique autour du prochain réseau techno-global, à l'image des premières heures de l'Internet.

Sources :

¹ Banque de France - Appel à candidature pour des expérimentations de monnaie digitale de banque centrale

² Conseil de stabilité financière - Addressing the regulatory, supervision and oversight challenges raised by “global stablecoin” arrangements

³ Facebook - Livre blanc de l'Association Libra

Published 3 années plus tôt