Et si la technologie traquait toutes les émissions carbone ?
Ce billet est la traduction de l'article What if technology tracked all carbon emissions ? publié par The Economist le 04 Juillet 2020. Cet article a initialement paru dans l'édition imprimée sous le titre The rise of carbon surveillance (L'essor de la surveillance carbone).
Tout a commencé par une application. Mon Action Carbone a été lancée fin 2019 par une société finlandaise éditrice de logiciels bancaires. Via l’analyse de données transactionnelles, les émissions carbone peuvent être estimées à partir des paiements électroniques. Ses utilisateurs étaient du genre à mesurer leurs émissions de CO2 en saisissant manuellement leurs informations dans le simulateur d'empreinte carbone, et à acheter des crédits pour compenser leur consommation de viande et leurs déplacements en avion, afin de se déculpabiliser face à l’urgence climatique. Si l’application est passée un temps inaperçue, elle est considérée pionnière de la comptabilité carbone automatisée, allant jusqu'à transformer le système de production mondial. Elle a déclenché une réaction en chaîne tout au long des années 2020 et a conduit à l'omniprésence actuelle de la surveillance et de la quantification des émissions carbone des chaînes d'approvisionnement, de la production industrielle et des comportements des consommateurs.
Au début, Mon Action Carbone et autres semblables étaient réputées pour leur imprécision. Les données recueillies à partir des cartes bancaires et des paiements électroniques étaient trop approximatifs pour constituer un indicateur fiable d’émissions carbone. Comment exploiter la donnée « MAXIM'S CSD (2973), Nourriture et Boissons, 7,48€ » issu d'un paiement pour quantifier l'empreinte carbone ? L'origine des produits de grande consommation et leur processus de fabrication restaient inconnus, même des entreprises qui les vendaient. Le logiciel finlandais se basait sur le montant des paiements et le nom des vendeurs pour estimer approximativement ce qui était acheté, puis ses propres modèles statistiques évaluaient l'empreinte carbone. Vous avez payé huit dollars chez Starbucks ? Vous avez sûrement acheté un café et une collation...
Peu à peu, les évaluations gagnèrent en précision. Les défenseurs de l’environnement mirent sous pression les entreprises afin qu'elles fournissent des données fiables et en quantité sur leurs produits. Les néo-banques avaient proposé dès 2010 les tickets de caisse dématérialisés, mais ils n'étaient guère plus qu'un gadget. Désormais, ils affichent une valeur climatique à votre activité et sont le principal canal par lequel les données d'émissions carbone sont transmises et collectées. En 2021, Pret A Manger, une chaîne britannique de sandwiches, a commencé à évaluer l'empreinte carbone de tous ses produits, l'affichant sur les étiquettes d'article et les reçus en magasin. Quand un client paye avec l'application mobile Pret, et s'il y a ajouté sa carte bancaire, les données sont directement échangées avec la comptabilité carbone de l'entreprise.
La comptabilité carbone s’est rapidement développée, même si les multinationales gardaient leur distance. La situation a changé en 2023 lorsque les incendies de la côte ouest américaine ont fait rage de la Californie à l'Oregon, et que les employés d'Amazon dont les familles furent asphyxiées par les fumées, exigèrent un changement radical de la part de l'entreprise. Le plus grande plateforme marchande du monde pris alors l'engagement d'une neutralité carbone pour les cycles de vie de l'ensemble de ses produits. D'abord, les calculs d'émission carbone ne concernaient que les articles vendus par Amazon, réalisés en interne par l'équipe chargée de la modélisation des données. Puis, ils ont été étendus aux produits des vendeurs tiers. Alors, la voie était tracée et tous les sites de commerce en ligne ont intégré le module de calcul des émissions carbone à leurs produits. Amazon transforma ainsi sa plateforme en une gigantesque base de données qui gère des requêtes pour calculer l'empreinte carbone de millions de produits. L'entreprise Walmart fit de même.
En Chine, Alibaba et JD.com, les deux plus grandes plateformes de vente en ligne d'Asie, mirent en place leur propre système de comptabilité carbone, qui avait débuté deux ans avant Amazon. L'Organisation internationale de normalisation, basée en Suisse, a réuni en novembre 2022 un groupe de travail pour publier une norme sur la comptabilité carbone depuis les paiements. En 2023, n'importe quel professionnel dans le monde disposait d'un standard pour déclarer les émissions issues de ses activités de production. Les données en temps réel sur les implications d'une consommation rejetant du CO2 ont sérieusement augmenté. Des fonds spéculatifs ont acheté ces données pour les exploiter sur les marchés, identifiant les fabricants dont l'empreinte était la plus mauvaise pour spéculer à la baisse. Bientôt, ils avaient titrisé des contrats à terme sur les flux de carbone négatifs.
Sur la trace de l'empreinte carbone
Via des réseaux sociaux incitant à « s'afficher décarboné », les influenceurs pour le climat publient en temps réel leurs empreintes carbones, calculées instantanément depuis leurs téléphones, qui ont depuis remplacé les titres de transports comme le ticket de métro et le billet d'avion. Facebook (l'ancien nom de la maison-mère d'Instagram) a racheté la société finlandaise et intégré le logiciel dans l'application Instagram, faisant immédiatement de celle-ci la première application de lutte contre les émissions carbone. À l'occasion de Thanksgiving en 2024, la nouvelle fonctionnalité fut inaugurée et Selena Gomez devenait la première utilisatrice à poster son empreinte carbone sur Instagram.
De Bollywood à Hollywood, d'autres célébrités suivirent la tendance. Certaines, qui se vantaient de leurs prouesses environnementales, déclenchèrent une vague d'indignation après que leurs habitudes de vie furent dévoilées, montrant leurs voitures hyper-polluantes et leurs jets privés, suite à une mauvaise manipulation dans les paramètres de confidentialité de l'application.
Il arriva aussi des dysfonctionnements. Dans un cas rendu notoire, Antonia Magnini, une Italienne, a découvert que son déjeuner au Pret A Manger avait produit autant d'émissions de CO2 que la consommation carbone annuel du Suriname. Un bug dans le programme de gestion logistique avait associé par erreur le coût en carbone d'un nouveau sandwich à base de roquette à son approvisionnement mondial sur l'année. Mme Magnini fut la cliente malchanceuse à acheter le premier sandwich à base de roquette. Elle poursuivit Pret A Manger pour atteinte à sa réputation après que l'information fut publiée sur son profil Instagram. La société parvint à un règlement à l'amiable.
Mais les choses changèrent radicalement après les Grands Ouragans de 2025 et le bouleversement de la politique climatique américaine qui s'en suivit. Au lendemain de la catastrophe, la loi bi-partisane sur le climat a instauré une baisse généralisée du quota carbone individuel ainsi que leur intégration aux systèmes comptables existants. Le texte prévoyait également une taxe carbone pour toute personne dépassant son bilan-carbone individuel, ainsi que le versement de crédits carbone à quiconque n'utilise pas la totalité de ses quotas. Pour garantir la fiabilité du système d'information carbone, la loi imposa des audits réguliers pour les bilans comptables des entreprises par des organismes indépendants, ainsi que de lourdes amendes en cas de sous-évaluation des rejets de CO2. En France, particuliers et entreprises doivent effectuer leurs déclarations carbone auprès d’une nouvelle agence baptisée Agence française des revenus carbone (AFRC), chargée de surveiller la comptabilité carbone à l'échelle nationale.
Comme autorité indépendance, l'AFRC a accès en temps réel à l'ensemble des données de paiement. Les défenseurs de la vie privée, contestant un contrôle étatique accru sur les échanges économiques, s'opposèrent aux pro-climat qui estimaient que c’était le prix à payer pour lutter contre l'urgence climatique, d'autant que la température moyenne de la Terre avait augmenté de 1,5°C par rapport à l'ère pré-industrielle. Mais les consommateurs avaient depuis longtemps accepté ce qui était, de fait, la surveillance de masse sur Internet par des entreprises privées en échange de services gratuits financés par la publicité, tels que la recherche, le courriel et les réseaux sociaux. Les services pour « s'afficher décarboné » étaient déjà les plus populaires. Cette mesure promouvait et renforçait la transparence carbone. Et le système de crédit carbone bénéficiait d'un soutien de la population. Alors, quel était le problème ?
D'autres pays dans le monde suivirent l'exemple en développent leurs versions de la taxe professionnelle et du bilan-carbone personnel afin de répondre aux normes énergétiques internationales. La Chine l'implémenta dans son système de notation citoyenne via une série de mises à jour obligatoires pour sa population.
Les activités à fortes émissions de dioxyde de carbone, comme les vols long-courrier ou les avions privés, virent leurs prix augmenter considérablement. Dans le même temps, le nouveau système encourageait les investissements dans les technologies à faible, à zéro voire à émission négative de carbone.
Les personnalités s'efforçaient de rendre leurs somptueuses villas et domaines privés éco-responsables, jusqu'à devenir non-polluant. Et les fausses déclarations comptables d'émission carbone furent sanctionnées aussi bien légalement que socialement. Le patron de Goldman Sachs fut licencié en 2026 après qu'on découvrît qu'il avait fait exempter son avion personnel de la taxe carbone sur les carburants en le déclarant comme engin destiné aux services d'urgence. Les mouvements sociaux qui militaient pour l'augmentation des impôts et des taxes sur les rejets de CO2, afin de réduire au maximum le quota carbone individuel, prirent de l'ampleur.
Forcément, les gens cherchaient les failles du système. L'utilisation de l'argent liquide, déjà en forte baisse, avait été dissuadée par les États afin d'intégrer toujours plus de personnes au système. Mais des alternatives locales et des dispositifs d'échange ont émergé, ainsi qu'une économie parallèle basée sur les crypto-monnaies, dominée par le ShhCoin lancée en 2026 par Zach De Royland, un libertarien de 23 ans originaire de l'Arkansas. ShhCoin permettait aux utilisateurs d'acheter et vendre biens et services anonymement, en dehors du système légal de comptabilité carbone.
Pour combler ces lacunes, le gouvernement américain a lancé en 2028 une flotte de satellites combinant spectroscopie, images radar infrarouge et analyse par intelligence artificielle, afin de repérer les sources non déclarées d'émissions de dioxyde de carbone. Alors que le système initial de calcul du carbone était axé sur la consommation à l'origine des émissions, les satellites les identifiaient désormais à la source. D'autres États ont rejoint le système américain. Mais la Chine envoya ses propres satellites affirmant que le système américain, qui avait découvert plusieurs sources d'émissions illicites en Chine, était politiquement biaisé. La surveillance physique généralisée combla la dernière faille en matière de blanchiment d'émissions sur des réseaux clandestins, faisant fermer les chaînes logistiques du système ShhCoin.
Aujourd'hui, les émissions de dioxyde de carbone ne cessent de diminuer, le système de comptabilité carbone - ou système de surveillance carbone, comme il est communément admis - constitue un outil politique puissant qui permet aux États de fixer le niveau de décarbonation, de leur économie. Si les températures de la Terre ont augmenté de façon alarmante, l'objectif de zéro émission nette d'ici 2050, un objectif partagé par de nombreux pays, semble à portée de main. L'application originelle de traçage carbone de 2019, comme beaucoup d'autres innovations par le passé, est parti d'une distraction pour les plus fortunés à une technologie de rupture. Les défenseurs de la privacité déplorent que le système soit bien plus intrusif qu'il ne pourrait l'être. Mais alors qu'ils font campagne pour le démantèlement d'un régime de surveillance ayant contribué à sauver la planète, ils font face à une lutte acharnée.