Décartelliser les GAFAM, avis aux citoyens
Le code fait la loi. L’algorithme rend justice. Mais les utilisateurs n'ont voix au chapitre. Voilà comment on pourrait résumer l'idéologie portée par les GAFAM (Google-Apple-Facebook-Amazon-Microsoft). Les GAFAM pratiquent une informatique privative qui vampirise chaque octet de donnée afin de le monétiser. Dans cette logique de captation de la valeur, tirée du travail productif des utilisateurs, leur autorité dépasse désormais celle des Etats.
Il faut légitimement s’inquiéter de la privatisation d’Internet qui formate la navigation et restreint la liberté de choix de chacun. Avec leurs systèmes d’exploitation et leurs magasins d’applications, la connaissance produite est concentrée entre quelques acteurs dominants qui exercent leur emprise. Certaines de ces limitations peuvent se justifier pour des raisons d’ergonomie ou de sécurité, mais beaucoup sont totalement artificielles.
Protéger l’Internet ouvert
Le médium Internet permet de décentraliser l’information, en démocratisant à chacun la capacité de produire et de diffuser toute information auprès du monde entier, sans autorisation au-préalable. Ces réseaux qui mettent en valeur le travail de petits groupes, comme Wikipedia ou Reddit (à ses débuts), capable de mettre en échec les entreprises de privatisation de la connaissance1, prouvent qu'une formidable coordination, autrement dit une force distribuée, peut battre un pouvoir centralisé.
Internet est un média de masse avec la différence fondamentale qu’il donne le même poids à chaque agent du réseau sans distinction. N’importe quel utilisateur peut diffuser de l’information avec le même impact qu’une institution ou une entreprise. Les médias traditionnels ont vu leur apanage de fabrique de l’information évincé par le travail des foules. Sur le protocole de communication Internet, on dit que l'architecture réseau a aplati le pouvoir entre les internautes.
Aujourd’hui, l’enjeu est double car il est tant dans l’immensité des pouvoirs accumulés par ces corporations planétaires, que dans la capacité de laisser Internet ouvert. Car asseoir leur légitimité va à l’encontre de l’esprit égalitaire du protocole Internet, qui dans ses fondements assure le jeu démocratique pour chacun. C’est donc bien de protéger la culture numérique pour ce qu’elle est dont il s'agit : un formidable espace de libertés à la fois individuelles et collectives.
Cette neutralité du Net assure le libre accès aux contenus et leur égalité de traitement par les opérateurs chargés de leur acheminement. Pour le dire plus trivialement, une protection de la Toile doit garantir que chaque recoin de l'Internet ne devienne monétisable. La Toile est culturellement trop précieuse pour laisser quiconque en détenir les clefs : ni les gouvernements, ni les corporations. Si tant est qu'une forme hybride d'entreprise-état levant l'impôt en ligne ne voit le jour...
Féodalités financières
Graduellement, les GAFAM ont su bâtir des enclos et ériger des barrières pour contrôler les voies de communication, agissant comme des cartels qui construisent et maîtrisent les autoroutes de l’information. Pour décrire cette situation d’ultra-concentration de l’Internet entre les mains de quelques titans, les médias américains emploient un terme qui nous est familier : le seigneuriage, renvoyant au droit confié aux seigneurs de battre monnaie sur leurs terres.
Le seigneuriage est le fait d’être constamment sous le contrôle d’une autorité, d’être inféodé à un maître. On pense qu’un roi qui confie une partie de son pouvoir aux seigneurs œuvre par souci de fonctionnement décentralisé. Les seigneurs édictent leurs lois localement et délèguent à leurs vassaux, ce qui assure la continuité du pouvoir. Toutefois, les nouvelles féodalités financières que sont Apple ou Amazon et qui dictent leurs lois aux États, sont devenus les cyber-royaumes.
Aussi, la taille de ces méga-corporations induit un pouvoir de marché qu’elles utilisent pour empêcher les concurrents de se développer. Aujourd’hui vous, ne pouvez plus atteindre des millions d’utilisateurs sans dépenser une fortune chez ces plateformes pour exister. Il faut passer des accords avec eux pour être mis en avant et avoir le droit d’utiliser leurs infrastructures. En plus de posséder les routes informationnelles, elles y ont mis des droits de péage afin de parcourir leurs services qui surplombent Internet.
Dès qu’ils estiment que vous avez enfreint leurs règles, autrement dit que vous devenez un concurrent potentiel, ces opérateurs tout-puissants peuvent vous expulser de leurs territoires par simple déréférencement C’est la fable de la concurrence non-faussée, qui n'est libre que lorsque des multinationales agissent comme des cartels faisant la course à la rente technologique. Capables de débrancher ou racheter les innovations comme bon leur semble, elles minimisent le foisonnement de l'Internet.
Cyber-colonisation
Les plateformes sont avant tout des dispositifs d’extraction de données et leurs logiciels engloutissent tous les secteurs de l’économie. Chaque fois qu’un secteur a vu ses services déplacés en ligne (Uber a transposé l’industrie des taxis à la sphère numérique), l'enregistrement systématique des données engendre un cycle de dépossession. Cette soif insatiable pour les données personnelles les place idéalement pour développer un nombre toujours plus croissant d’activités, qui générera de la valeur supplémentaire et permettra a fortiori de pénétrer de nouveaux marchés2.
Dans ces sphères technocratiques, la réalité est que plus rien ne nous appartient. Facebook ne fournit pas que du réseautage social, mais une médiation informationnelle pour chaque recoin de notre vie. Il est la sphère qui suscite des myriades d’interactions sociales pouvant être enregistrées, analysées et revendues. La contrepartie est d'accepter que ces entreprises exploitent nos vies de façon obscure, analysant nos courriels et nos requêtes pour nous proposer de la publicité.
Mais comment accepter en plus la transmission de nos échanges privés directement à l'État, à l’administration fiscale, à notre assureur, à notre voisin sans même qu’on puisse s'y opposer? Leur propagande d'entreprise vise à créer la perception du bien, comme si ces multinationales étaient les bienfaitrices de l’humanité. Si « Google est votre ami... », c'est parce que cette manne de secrets lui permet de régenter les États, devenus complices d'un contrôle généralisé3.
Or l'État est tout sauf une entreprise et l'État-plateforme est une fable. L’alternative au capitalisme de surveillance4 ne pourra venir exclusivement du marché, qui instrumentalise l'individu comme vulgaire pousse-boutons optimisant leurs systèmes à chaque clique utilisateur. Les grands acteurs technologiques constituent l'uniformisation sans pensée, qui ordonne la marchandisation du monde comme la fuite en avant des enjeux socio-écologiques.
Plateformes (re)distribuées
À contrepied de l'hyperpuissance des GAFAM, le mouvement des réseaux distribués intègre des garde-fous techniques de répartition du pouvoir à chaque agent du réseau (entité morale comme personne physique). Mais la grande différence est que leur système ne détruit pas les ressources qu’il exploite, mais au contraire fait de leur préservation et de leur développement la finalité de son activité. Le travail que chaque agent fournit est une ressource collaborative de manière à répartir la valeur entre les participants au réseau.
Le créateur de ces plateformes distribuées n’est plus le maître absolu du réseau et c’est tout le rôle que joue l’utilisateur qui change. Les choix de fonctionnement sont remis à ces derniers qui ont la capacité de changer les règles du jeu de façon démocratique. Une fois lancé, ce type de plateforme est inarrêtable puisqu'il est maintenu exclusivement par ses membres. Les créateurs s'en remettent entièrement à leur communauté pour la gestion des données produites, cette dernière décidant librement de leur valorisation.
Les GAFAM pourraient s’ouvrir en déléguant davantage de maîtrise sur le service à leurs utilisateurs. Ou cette transparence pourrait être légalement imposée qu'ils mitigent leur soif de contrôle sur tout ce qui s'échange en ligne. Dans une forme de contre-pouvoir, les grandes plateformes pourraient ainsi dédier certaines de leurs fonctions à des communautés numériques qui développeront leurs évolutions. Toute cette nouvelle gouvernance est déjà largement éprouvée sur dans l'écosystème des cryptomonnaies.
Dans ces infrastructures communicantes, chaque individu garderait le choix de migrer ou non d’une plateforme à une autre, et les nouveaux innovateurs pourraient accéder plus facilement aux données des grandes entreprises. En effet, un régime sur le traitement des données pourrait par exemple imposer leur réciprocité d'usage dès qu'une infrastructure publique est utilisée pour fournir un service privé. Si cela peut sembler anodin, c'est une garantie des libertés fondamentales qui serait renforcée pour le grand public.
Avantage au citoyen
Pour donner un exemple, peu importe l’application de messagerie installée sur son téléphone, il deviendrait possible d’envoyer des messages compatibles avec n’importe quel autre service. Un utilisateur de Whatsapp pourrait alors converser avec un autre utilisant TikTok, un autre sur Instagram pourrait échanger avec quelqu'un connecté sur Skype. C’est une chose envisageable si les géants devenaient interopérables : on pourrait continuer de parler avec nos « amis » Facebook sans être nous-mêmes encore inscrits à Facebook.
On peut voir cela comme la portabilité du numéro avec son opérateur téléphonique, qui serait ici une portabilité des données. Chacun aurait ainsi son application personnelle protégeant son intimité, distribuée grâce à des technologies ouvertes et librement auditables. Cette infrastructure d’agent à agent évoluerait démocratiquement, où tout le monde participerait en commun à ses améliorations en décidant collectivement de ses changements. On en revient à la notion de protocole comme le TCP/IP, permettant aux emails d'être envoyés depuis des services différents.
Car l'innovation n'est pas à la portée de tous au départ. Et si la volonté politique était de mise, les données pourraient in fine tomber dans le domaine public. Vous pouvez tout à fait développer une application sympathique dans votre garage, mais vous n’aurez jamais le pouvoir de construire des voitures autonomes ou d’inventer un système qui permet de détecter le cancer, puisque vous n’avez pas accès aux données. Les quatre ou cinq entreprises dominantes sont celles qui décident de qui peut innover et qui ne peut pas.
De cette façon, citoyens et institutions s’assureront que ces compagnies ne nous prennent plus en otage, pour des services que nous avons nous-mêmes façonnés par la richesse de nos interactions. Sur le même principe que lorsqu'un logiciel est financé avec des fonds publics, le code source devrait être ouvert et les données monnayées en échange du service librement réemployables. Alors, comme un espace public numérique, nous aurions réciproquement accès à un partage illimité de la connaissance.
Sources :
² Nick Srnicek - Capitalisme de plateforme : L'hégémonie de l'économie numérique ↩
³ Edward Snowden - Mémoire vive, entrevue par France Inter ↩
⁴ Shoshana Zuboff - Capitalisme de surveillance, émission sur France Culture ↩