De la crise énergétique à la discorde européenne

Alors que l'Europe est pressée de réduire au maximum sa dépendance énergétique vis-à-vis des régions du monde, et doit développer une autonomie énergétique grâce à ce que peuvent réellement produire et approvisionner les pays du continent, la Commission européenne fait des pirouettes quant à une stratégie incluant le nucléaire.

L'Allemagne est en mauvaise posture puisque son mix charbon-éolien la soumet aux importations d'énergie, en plus d'être empêtrée dans son dogme antinucléaire. Cette évidence fait ressurgir le savoir nucléaire français comme le modèle d'avenir du continent en termes de souveraineté, de technologie et de service public.

Sur le plan du pragmatisme, il est clair que la France doit rebâtir son parc éléctro-nucléaire en urgence, privilégier la géothermie et l’hydroélectricité dans ses régions et limiter les solutions intermittentes et non pilotables comme l’éolien ou le photovoltaïque, puisqu'on ne sait pas techniquement stocker l’électricité.

Les rechignements de la Commission européenne à faire du nucléaire une solution majeure, comme on le voit actuellement pour inclure le nucléaire parmi les outils de décarbonation de l’hydrogène, doivent nous pousser à défendre plus que jamais le choix politique de l'énergie atomique en nous liguant avec nos nombreux partenaires.

Sommaire
  1. La logique du marché concurrentiel disjoncte complètement
  2. L’exigence du service public est toute notre singularité
  3. L’Union européenne naïve nous fait perdre un temps précieux

1. La logique du marché concurrentiel disjoncte complètement

L’Europe est plongée depuis l'invasion de l'Ukraine dans une crise énergétique qui rappelle le premier choc pétrolier de 1973. Produire de manière compétitive est rendue impossible avec une électricité qui coûte toujours plus chère. Alors, comment ne pas aborder le cataclysme d’EDF ? Les pertes colossales d’EDF en 2022 sont de 17,9 milliards d'euros, creusant son endettement à un niveau jamais-vu de 64,5 milliards d'euros. Les raisons sont la mise en place des boucliers tarifaires pour 25 milliards d’euros, les amendes à répétition de 500 millions d'euros pour « retard sur les énergies renouvelables »1 (le nucléaire restant exclu de la taxonomie européenne) et surtout, le manque d’investissement dans le parc électro-nucléaire réduisant sa capacité de production.

Un rapport intéressant est le bilan électrique d’EDF réalisé par le Réseau de Transport Électrique (RTE) : le manque à gagner sur 2022 est chiffré à 57,5 milliards d'euros et les bénéfices auraient pu être de 30 à 40 milliards d'euros2. Des pertes qui auraient donc pu être évitées. La première des explications est le prix de l'électricité artificiellement gonflé par l’Accès Régulé à l'Électricité Nucléaire Historique (ARENH). L'ARENH oblige EDF à vendre son électricité à des fournisseurs alternatifs au prix de 46€ le mégawattheure (MWh) alors qu'elle le produit en moyenne pour 65€ du MWh. Ces fournisseurs ne sont en rien des producteurs d’électricité. Ils ne sont que des distributeurs qui profitent du fait qu'EDF soit forcée de leur vendre à perte 35% de l'électricité qu'elle produit depuis la loi NOME de 20103. En fait, EDF brade son électricité à ses concurrents directs.

Mais il y a un autre système curieux : le marché européen de l'électricité. Si l’idée originelle est louable, faire correspondre à toute heure la demande et la production disponible partout en Europe, le mécanisme est dysfonctionnel. Le marché fixe le prix du MWh sur le coût du démarrage de la toute dernière centrale électrique connectée au réseau pour satisfaire la demande. Or, il s'agit souvent d'une installation au gaz ou au charbon dont le coût de démarrage est beaucoup plus élevé, puisque les coûts d'exploitation dépendent du prix du combustible utilisé. Nous obéissons à un système de tarification dont les prix sont fixés sur une matière première qui existe peu en Europe et qu’il nous faut donc importer. Conclusion : lorsqu’une centrale électrique alimentée au gaz démarre, le prix de l’électricité est indexé sur celui du gaz.

Pour un coût de production d’environ 65€ du MWh, qu’elle pourrait revendre directement au consommateur français à un prix reflétant le coût réel, EDF a racheté jusqu’à 1000€ le MWh sur le marché de l'électricité produit par des centrales à charbon4. Bien sûr, ces centrales à charbon sont alimentées…au gaz. La France est devenue en 2022 le pays qui a pu payer le plus cher son électricité alors qu'historiquement, elle est l'exception qui produit l'électricité la moins chère d'Europe5. Disons-le clairement : le marché européen de l'électricité est un marché de dupes qui a noyé l’exception française du service public dans une concurrence faussée. Avec ce marché européen de l'électricité, plus la concurrence augmente et plus l'électricité coûte cher...

2. L’exigence du service public est toute notre singularité

Si comparaison n’est pas raison, l'Energiewende allemand est un cas d’école de ce qu’il ne faut surtout pas faire. Après 650 milliards d’euros investis dans les éoliennes (énergie intermittente), l’Allemagne produit encore ⅓ de son électricité comme au XIXe siècle : au charbon6. 30 000 éoliennes installées font toujours de l’Allemagne le plus gros pollueur d’Europe (elle est aussi le pays le plus industrialisé du continent). Pire, 78% de sa production d'électricité provient encore des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) rejettant en moyenne 400 g/kWh. Le modèle français est aux antipodes puisque notre pays rejette 50 g/kWh grâce à l'électricité éléctro-nucléaire, dispose d'un mix énergétique décarboné à 92% est oscille entre premier et deuxième pays le moins pollueur d’Europe en matière de rejet de CO₂7.

La France dispose d’un avantage compétitif inouï : elle sait produire une électricité disponible, souveraine et bon marché. À la différence des centrales à gaz ou à charbon, l'électronucléaire a la particularité d’être peu sensible au prix de l’uranium qui ne représente que 5% du coût total de production. Depuis l'annonce le 10 février dernier de la construction de 14 nouveaux réacteurs de nouvelle génération et le prolongement des installations nucléaires actuelles à plus de 60 ans, les choses vont bon train. Le projet de loi relatif à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires a été adopté par l'Assemblée nationale en première lecture et est déjà en commission mixte paritaire8. Si on gagne 5 ans en simplifiant les procédures administratives, afin de construire de nouvelles centrales, que devons-nous faire maintenant ?

Il faut bien sûr sortir du marché européen de l'électricité, puis négocier notre retour en soutenant la proposition grecque de marché dual9 : un marché domestique où le prix de l'électricité est indexé sur les coûts de production et un marché européen pour vendre nos capacités excédentaires à nos voisins. Rappelons que le prix de l'électricité nucléaire française comprend l'exploitation et la mise à disposition de ce qui relève de l'innovation nucléaire, de l'équipement et de la stratégie énergétique qui est un investissement de souveraineté nationale. C’est par une grande souscription nationale et les impôts du contribuable français que notre pays produit depuis 40 ans de l'électricité abordable, de qualité et décarbonée. Nous devons bloquer tout stratagème qui empêche les usagers du service public de payer un prix reflétant le coût réel de l'électricité, ce qui signifie aussi suspendre l'ARENH.

Sinon, nous allons sacrifier un avantage compétitif inouï qui est l'un des éléments pouvant nous sortir du désastre de la désindustrialisation française. Finalement, le gouvernement a « réussi à obtenir » auprès de la Commission européenne un plafond à 280€ le MWh, soit 4 fois notre coût de production à 65€ du MWh (en attente d’une renégociation). C’est trop peu car la guerre en Ukraine n’impacte pas que le prix de l’électricité mais touche toute l’économie française à savoir nos artisans, nos commerces, nos industries et nos entreprises. Après une année noire, notre parc nucléaire sort petit à petit la tête de l'eau grâce à l'implication des agents d'EDF qui ont encore un sens très élevé du service public, même s'ils n'en ont plus l'obligation depuis la libéralisation du marché de l’électricité. Dans tous les cas, il faut faire ce que nous savons faire de mieux : du service public.

3. L’Union européenne naïve nous fait perdre un temps précieux

La France a pris l'excellente initiative d'une Alliance nucléaire européenne, pilotée par le ministère de l'Écologie (incluant les portefeuilles de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires). 11 pays européens appellent à une coopération industrielle du nucléaire et à donner un rôle de premier plan à l’atome dans la stratégie européenne de décarbonation pour 2025. En filigrane, le but est que l’UE reconnaisse le nucléaire comme une source d’énergie à faible teneur en carbone pour la production d'hydrogène vert (au même titre que les panneaux solaires, les batteries et les électrolyseurs). Sur le plan de l’approvisionnement énergétique, le système électronucléaire apporte des capacités de production indéniables et surtout, répond à l’urgence de souveraineté énergétique.

Branle-bas de combat à la Commission européenne : on ne reconnaît (toujours) pas intégralement le nucléaire comme un moyen véritable de neutralité carbone. Le règlement pour une industrie « zéro net » présenté le 16 mars 202310 ne mentionne pas le nucléaire parmi les technologies dites « stratégiques » pour la décarbonation de l’industrie (et qui donne accès aux programmes de financement et à un soutien réglementaire). Encore une fois, la Commission pêche par incohérence en voulant doter l’Europe d’infrastructures bas-carbone pour lutter contre le changement climatique, mais sans reconnaître l'atome comme une source d’énergie vitale dont le processus énergétique est entièrement maîtrisé sur le sol européen11 (avec la géothermie et l’hydrologie).

Ce qui est bien dérangeant, c’est que 60% des technologies dites « vertes » à savoir les panneaux photovoltaïques, les systèmes éoliens et les batteries électriques sont fabriquées en Chine12 par des usines au charbon. L’empreinte carbone en « cycle de vie » de ces produits est donc totalement balayée pour les importations de produits chinois. En vérité, nous importons ce que nous nous interdisons. Coupable de naïveté, l'UE avait mis fin aux taxes sur les panneaux solaires chinois en 2018. Pire encore, l’UE subventionne directement des projets de construction d’éoliennes et de panneaux solaires pour du matériel non-européen. Au final, ce « marché du verdissement » accroît toujours plus notre dépendance à l’approvisionnement en composants et en bien industriels extérieurs.

La guéguerre a pris fin aujourd’hui à Strasbourg, le 30 mars 2023. Les eurodéputés ont finalement accordé un statut spécifique au nucléaire pour produire l’hydrogène vert dans le cadre des objectifs européens de décarbonation. On est loin du caractère stratégique reconnu au nucléaire, et davantage encore de sa classification en tant qu'énergie renouvelable. Mais il y a une excellente nouvelle : le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) va développer des petits réacteurs innovants (à neutron rapide et à sels fondus) capables de revaloriser les déchets nucléaires13. Les deux pépites technologiques Hexana et Stellaria vont compléter la liste des microréacteurs nucléaires recycleurs avec Naarera et Nuward (filiale d’EDF) de quatrième génération. On pourrait s'exclamer que le CEA ressuscite le programme Astrid qui développe le recyclage infini du combustible nucléaire.

On arrête pas l’innovation française.

Sources :

¹ Le Point - Énergies renouvelables : la France prête à acquitter 500 millions d’euros

² RTE - Bilan électrique 2022

³ EDF - Le dispositif ARENH

Ministère de la Transition écologique - L'écologie industrielle et territoriale

Thinkerview - Souveraineté énergétique : vers une tiers-mondisation de la France ? Entretien avec Hervé MACHENAUD (vidéo)

Les Echos - L'Allemagne s'appuie sur le charbon pour un tiers de son électricité

Agence européenne pour l'environnement - Intensité des rejets de CO₂ de la production d'électricité en Europe (en anglais)

Assemblée nationale - Projet de loi relatif à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes

Euractiv - Les Grecs proposent un nouveau modèle de marché européen de l’électricité

¹⁰ Commission européenne - Règlement pour une industrie « zéro net » : Faire de l'UE l'épicentre de la production des technologies propres et des emplois verts

¹¹ Le Figaro - Tribune de Louis GALLOIS et Bernard ACCOYER : Si elle ne soutient pas le nucléaire, l’UE peut dire adieu à sa souveraineté énergétique

¹² Commission européenne - Évaluation des besoins d'investissement et des possibilités de financement pour renforcer les capacités de production de l'UE dans le domaine des technologies zéro net, page 8 (en anglais)

¹³ CEA - Le CEA essaime deux start-up nucléaires, Hexana et Stellaria

Published 2 mois plus tôt